Journal d'Architecture
Laurent Chenu
Paysages
«Décris des paysages avec le vent et l'eau, au lever et au coucher du soleil»[1]
Les questions de signification occupent en architecture une place particulière. La production architecturale contemporaine, la lecture qui en est faite et les débats thématiques autour d'objets-cultes - et d'architectes-vedettes - tentent avec difficulté et souvent de façon ambiguë, d'éclairer à la fois le sens et l'origine de l'oeuvre d'architecture. Cette difficulté ne réside pas tant dans le foisonnement et l'hétérogénéité des directions que prend la production architecturale de notre temps, que dans le manque de compréhension relative aux énoncés théoriques qui en sont faits. Le temps de la patiente lecture et du regard critique sur l'architecture semble s'éloigner à mesure que croît l'affirmation d'une architecture promue à l'aide de fortes images et de slogans médiatiques.
L'oeuvre architecturale présente par sa matérialité, au même titre que l'oeuvre artistique, une pluralité de sens et une diversité de sources d'interprétation qu'il est plus que jamais nécessaire de défendre autant que de promouvoir. Du concept à l'exécution en passant par le projet lui-même et par la forme qu'il lui a donnée, les différents états de l'architecture nous obligent à leur attribuer à chaque fois des points de vues spécifiques et différents, afin d'en enrichir le sens et la signification. Il n'y a pas de signification unique au regard posé sur l'architecture, mais au contraire des sources de significations différentes qui s'appuient à la fois sur l'état relatif du temps de l'observation et sur la variation du sens que l'on donne à l'usage d'une architecture.
Penser et bâtir une architecture conduit à défendre autant la rigueur de sa forme que l'exigence de son utilité, l'équilibre de sa composition que le rôle de sa communicabilité et de son expression. La «chose» architecturale est l'espace lui-même, en même temps que l'interprétation et la signification de celui-ci. En ce sens, faire de l'architecture revient à l'habiter de ses significations. L'architecture rend sensible l'espace et construit des lieux dont les mesures opèrent autant sur la spatialité physique créée que sur la valeur de signification qu'elles représentent.
Notre pratique de l'architecture exige de notre part de s'interroger sur la validité et la pertinence de la signification d'un projet ou d'une réalisation architecturale. Cette discipline du questionnement est orientée habituellement sur la constitution d'une idée de l'architecture qui se réfère à l'espace intérieur et, parfois avec trop d'insistance, à l'espace de représentation extérieur de l'objet architectural. Peu d'allusions à la signification d'une inscription dans le contexte géographique qu'occupe l'architecture, même si la notion de site a trouvé depuis la fin des années soixante un intérêt plus spécifique avec les écrits de Vittorio Gregotti et Christian Norberg-Schulz notamment[2]. L'architecture demeure toutefois peu attentive à une réflexion à la fois plus étendue sur la notion de paysage, et plus précise quant à sa valeur d'instrumentation opératoire et de signification, respectivement au regard restreint que l'on porte sur la «chose» architecturale et sur le «faire» architectural.
L'histoire de l'architecture, et plus encore l'histoire de l'urbanisme, qui comme son nom l'indique ne propose qu'une soustraction de l'idée de paysage à l'idée de la ville, n'ont jamais traité la discipline du paysage dans une équivalence de confrontations critiques et d'apports théoriques, voire méthodologiques, réciproques. L'urbanisme a imposé la verdure par l'introduction d'une partition zonée et d'une fragmentation normée du paysage, sans attribuer à la notion même de paysage une valeur spécifique autre qu'une couleur sur la carte. L'aménagement du territoire s'est, de fait, désintéressé des qualités propres au paysage et du sens particulier que celles-ci représentent dans l'économie géographique et formelle du territoire. En traitant la forme du paysage presque exclusivement par la notion de parc[3], les aménagistes et les architectes, aidés souvent en cela par les paysagistes, lui ont donné une valeur réductrice telle que le paysage a perdu à la fois son rôle ordonnateur de l'espace du lieu et la valeur de sa propre signification, dans le contexte plus large d'un environnement socio-économique en pleine mutation. Le paysage, trop souvent entendu comme objet d'une gestion du vide laissé par l'urbanité, apparaît aujourd'hui mis en discussion par la discontinuité des formes correspondantes à la fois de l'espace et du temps[4]. Le paysage trouve sa légitimité dans cette double emprise de l'esprit sur la nature: par la maîtrise géométrique de l'espace naturel de l'homme, et par la perception du mouvement temporel des modifications de son environnement.
L'origine de la notion de paysage comme imaginaire temporel et spatial apparaît avec les premiers instruments de représentation perspective. La Renaissance introduit le paysage dans la peinture en même temps qu'elle perfectionne l'outil de représentation du sujet. Placé dans la présentation d'une architecture ou d'une partie d'architecture, le paysage ne décrit pas l'ambiance naturaliste d'un lieu, mais en fournit une interprétation et procède bien à un choix de représentation de l'espace. Au même titre qu'avec l'architecture, la peinture utilise le paysage comme une référence. Elle sert la reconnaissance topographique et historique du tableau et devient, par la construction de l'espace, le lieu du décor, de la scénographie situant la narration du sujet.
La peinture de la Renaissance offre au paysage, pour la première fois, des règles de composition et lui donne ainsi un sens et une représentation. A la façon dont les peintres construisent la valeur du paysage en le dessinant, ils peuvent être considérés comme les premiers jardiniers du monde moderne. Ils ont oeuvré à la pratique de l'art de construire la nature, d'architecturer le paysage, et ont donné dans une même image, à la fois l'idée de la nature et l'idée de l'architecture.
A ces peintres-jardiniers succèdent les jardiniers-peintres, dont le travail sur la nature et sa fabrication architecturale trouve son paroxysme dans l'art des jardins des XVIIe et XVIIIe siècles. «Aucun traité de la peinture n'apporte autant de précisions sur la pensée et sur les procédés techniques que les dissertations sur l'arrangement direct de la nature.»[5] L'artifice de la nature trouvera, dans la forme du jardin, l'exacte correspondance d'une construction imaginaire de la réalité qui se substitue à l'abstraction de sa représentation. En ce sens, le paysage trouve à travers l'image du jardin la valeur d'une signification propre, et la figure du jardin engage, par le microcosme qu'elle représente, le retour à une échelle de travail adéquate et correcte, permettant de retrouver la valeur perdue du paysage, le sens de l'espace extérieur.
Si le jardin, dans sa mise en ordre du monde, est pris entre architecture et nature, il reste le symbole du triomphe de l'esprit sur la nature et demeure le lieu privilégié de l'expérience du paysage. Il représente en ce sens le lieu où l'emprise ingénieuse de l'homme propose sa loi et dicte la mesure de son esprit. L'art se substitue ainsi à la nature par l'illusion de sa mesure.
A cette volonté humaine d'imposer une fin sensible aux objets naturels, la nature oppose la liberté de sa matière et la résistance de son mouvement temporel. La figure du jardin oscille entre ces deux extrêmes et contient ce double paradoxe: celui, d'une part, d'être un matériau vivant pris au piège de formes asservies et, d'autre part, celui d'être pristre l'infini mouvement temporel de la nature et l'inscription d'un moment de la pensée. Le jardin n'existe que dans l'impossible équilibre de ces deux paradoxes. Tantôt le jardin tendra vers la stabilité minérale de l'architecture et consacrera l'immobilité fragile du paysage, tantôt la matière l'emportera sur la discipline formelle et créera la spontanéité du paysage. Le temps et la géométrie restent les principales matières du jardin. Il démontre, notamment à travers la figure du labyrinthe, la richesse formelle et imaginative de la géométrie et des mathématiques. A l'inverse, l'espace d'une friche permet à la nature de laisser spontanément s'échapper le mouvement continu du temps, des saisons et des années.
Appuyé sur la notion de jardin, le projet part à la reconquête du paysage. A la perte du paysage comme projet, laissé pour compte par les grandes opérations urbanistiques et architecturales d'après-guerre, le jardin nous permet de voir ou de revoir le paysage sous un nouvel angle. L'échelle du jardin, comme réduction formelle et imaginaire de l'univers, nous invite à reconsidérer la valeur à la fois de la nature et de l'architecture dans le processus de projet qui les mêle. Les transformations radicales et rapides du territoire des dernières décennies ont fait oublier l'importance de l'aspect formel de son paysage, de la constitution de sa structure et de la lecture de sa spécificité locale.
A l'exemple du jardin, lieu de toutes les expériences spatiales et temporelles, le paysage représente, par son échelle, l'instrument opératoire spécifique de l'architecture du territoire. Au-delà du dessin qui trouve dans le jardin le prolongement de concepts esthétiques et symboliques à la mesure de sa dimension, le travail du paysage a besoin de réinventer de nouveaux outils de connaissance et de traitement de sa spécificité. La multiple stratification de ses composants oblige à diversifier les approches théoriques et opératoires de cette discipline aujourd'hui éclatée. Cartographie historique des modifications de la végétation, relevé photographique, arpentage du botaniste, analyse biologique, constituent une source scientifique de prise de conscience des valeurs du paysage. La recherche d'une identité du paysage du XXe siècle passe certainement par la recomposition de ses éléments fondateurs, en prenant appui notamment sur le jardin comme jalon de cette réflexion. La spécificité du lieu, l'attention particulière à la transformation historique de ce lieu, la perception de l'échelle du territoire auquel s'adresse le paysage, permettent de trouver cette identité, de découvrir le «genius loci». C'est en formulant une idée du paysage hors de la fragmentation et du chaos auxquels nous sommes habitués que les valeurs de signification spatiale et temporelle retrouveront le sens géographique de l'intervention de l'homme sur la nature. Non pas dans l'attitude unique de domestication des formes de la nature, mais en considérant l'environnement de l'homme à la fois comme support à son projet et comme expression culturelle de son espace de vie. En ce sens, le paysage est un objet esthétique. Il donne un sens projectif à toutes ses constructions et, par le mouvement perpétuel qui l'habite, il renouvelle constamment l'image réelle de notre imaginaire et révèle notre capacité de compréhension de l'espace physique et sensoriel dans lequel nous nous situons. Les acteurs du paysage sont aujourd'hui à la fois jardinier, cartographe, architecte, botaniste, sculpteur et peintre. Léonard de Vinci était un laboureur savant de paysage, et sa figure nous permet de comprendre que l'idée contemporaine du paysage et la place qu'elle est en droit d'attendre dans la construction de notre espace trouvent peut-être dans le regard précis porté sur la terre qui nous entoure, le sens de la poésie et les repères temporels nécessaires à sa représentation et à son existence.
© Faces, 1992
[1] Léonard de Vinci, Carnets, t. II, rubrique «Paysage», Gallimard, Paris, 1942, p. 317.
[2] Vittorio Gregotti, Il territorio dell'architettura, Feltrinelli, Milan, 1966; Christian Norberg-Schulz, Genius Loci, Milan, 1981.
[3] On relèvera à ce propos la forme muséale que prend la notion de paysage en regard de l'approche exclusivement botanique et biologique du traitement du parc.
[4] Voir Eleonora Fiorani, «La perdita del paesaggio», in Alfabeta, 55, Milan, décembre 1983. L'article étudie le paysage du point de vue de son inscription dans la société industrielle à l'occasion de la parution des trois texte suivants: Jacques Barrau, «Plantes et hommes au seuil du XXIe siècle», in La Pensée,234, Paris, juin-août 1983; Pierre George, La geografia delle società industriale, F. Angelli, Milan, 1981; Hildebert Isnard, Lo spazio geografico, F. Angelli, Milan, 1982.
[5] Jurgis Baltrusaitis, Aberrations. Essai sur la légende des formes,Flammarion, Paris, 1983, p. 116.