Menu principal

Journal d'Architecture

N° 25 | Automne 1992 | Aires industrielles désaffectées Stratégies de cro

Edito

Sommaire

Benedikt Loderer
L'argent facile, est un leurre


[ Fouler de ses pas la scène de l'urbanisme suisse, c'est discuter d'argent, c'est murmurer des règlements, c'est parler de propriété, c'est évoquer la gestion, c'est vendre avant de réfléchir. Qui peut le dire... avec le recul et le cynisme nécessaire d'une rengaine envers tous les acteurs de la pièce, pouvoirs publics, propriétaires et «urbanistes» confondus? Qui pourrait s'ériger avec l'ironie du tragique, contre ce véritable dogme rendu vide par la réalité des faits tant politiques qu'économiques? Benedikt Loderer est-il un franc tireur, ou sussure-t-il trop haut ce que tous n'osent pas dire, trop complices qu'ils sont d'un urbanisme érigé en sauveteur - comme première instance et comme dernier recours - et qui somme toute n'existe pas? Est-ce cela l'enseignement de 20 ans d'ORL et de 13 années de LAT, des taches de couleurs, des lignes, autant de corps creux, autant de «garanties» pour l'avenir? Les cas de Oerlikon, de Winterthur, de Bienne sont là pour y réfléchir; en tant que processus, en tant que projets d'architecture, esquissent-ils une provisoire solution? - FACES ]


Je me suis rendu à Bitterfeld. J'ai humé le Silbersee. J'ai découvert Zschornewitz. J'ai visité Gräfenhainichen. A Bitterfeld, j'ai vu un complexe chimique abandonné s'étendant sur six kilomètres. Un héritage juste bon à être démoli. Autrefois, 14000 hommes travaillaient ici; aujourd'hui, ils sont un millier à surveiller les installations. Le Silbersee, situé près de Wolfen, est un cloaque de 2 millions de mètres cubes rempli d'une vase brunâtre et puante. Toute la gamme des toxiques produits par la chimie s'y trouve dans des concentrations qui dépassent toutes les limites autorisées. A Schornewitz se dresse une centrale électrique géante alimentée à la lignite, qui ne fonctionne qu'au quart de sa puissance, parce que l'industrie en perdition n'a plus besoin du courant. Gräfenhainichen se dresse en bordure d'un paysage ruiné, dont le sol est éviscéré par des excavatrices géantes. Cette activité est connue sous le terme d'extraction à ciel ouvert et laisse derrière elle un paysage de cratères sur des kilomètres carrés. En un mot, j'ai visité les friches industrielles de l'ancienne République démocratique allemande situées dans la région minière du centre de l'Allemagne, dans le nouveau Land de Saxe-Anhalt. De tels voyages sont utiles, ils nous guérissent de notre myopie nationale et nous changent de notre nombrilisme. La Suisse vue de Bitterfeld? Quelle vision charmante!

Car nous parlons d'aires industrielles à propos des terrains de la Sulzer à Winterthur, de ceux d'ABB à Baden ou à Zurich-Oerlikon; nous nous inquiétons de savoir si l'on y fait trop de bénéfices, ou seulement suffisamment. Les nouveaux riches jouent au Monopoly. Nous devrons faire régler nos lunettes, afin de découvrir que, sous les apparences, il existe des gens. Ceci à titre d'introduction.

Quoi qu'il en soit, que faire avec les zones industrielles désaffectées? Le premier réflexe a été de les mettre en valeur. Ce fut le cas à l'époque faste durant laquelle Werner K. Rey était actionnaire de Sulzer et le prix du terrain toujours inférieur de moitié à celui du lendemain. Depuis, un certain désenchantement s'est manifesté. D'anciennes vérités redeviennent d'actualité.

C'en est fini de la spéculation. Il est d'abord nécessaire d'investir, et plus particulièrement dans la planification. La nécessité d'un investissement intellectuel se révèle être impérative et doit être financée. Son prix est supérieur à ce que prévoyaient les tenants d'une planification bâclée. La situation est infiniment plus complexe que ne le pensaient les pionniers du profit instantané. L'exemple le plus significatif est sans aucun doute celui du complexe industriel de Sulzer. La population et les autorités ont soudain découvert que la création d'une deuxième vieille ville à Winterthur ne pouvait être laissée entre les seules mains des promoteurs privés. L'urbanisme doit être une tâche relevant du secteur public; telle fut l'exigence des membres les plus progressistes de la section locale de la SIA. Et ce point de vue a heureusement pu être imposé à l'exécutif de la ville de Winterthur. Après une année environ, les choses étaient suffisamment avancées pour que soit mise sur pied une cellule de planification adaptée à l'importance de l'opération urbanistique prévue.

Mais la firme Sulzer dut également, tout d'abord contrainte et forcée avant de faire preuve d'un engagement croissant, revoir ses projets.

La première leçon aurait pu s'intituler: réfléchir avant de construire. Dans quelle mesure votre fabrique constitue-t-elle un monument digne d'être sauvegardé? Ce qui doit être conservé doit être déterminé par la planification, et non pas par la seule valeur de la substance. La conservation du patrimoine doit en fin de compte fixer le profit qui peut être dégagé de l'opération.

La deuxième leçon s'intitula: n'avale pas tout d'un seul coup, si tu ne veux pas avoir mal au ventre. Tous les projets prévoyant une réalisation d'un seul jet sont menacés d'échec. Seule une réalisation par étapes peut réussir.

La troisième leçon enfin fut la plus amère: les dollars ne roulent pas comme vous le souhaitez. Il apparut que les promoteurs pouvaient gagner de l'argent avec cette opération, mais d'une part en moindre quantité et, d'autre part, plus lentement. La spéculation fit place à la valorisation. Le calcul d'origine simpliste - tant de milliers de mètre carrés multipliés par une plus-value de tant de milliers de francs égale tant de millions dans les caisses vides de la Sulzer - se révèle être faux. Même les zones industrielles les mieux situées dans la ville doivent tout d'abord être valorisées par une planification intelligente.

Mais que signifie dans ce cas une planification intelligente? Voilà quelque chose que nous avons encore de la peine à définir. Mais nous connaissons le contraire d'intelligent, l'urbanisme en tant que solution achevée et définitive. Ce que cela signifie est illustré par le concours pour la zone industrielle de Zurich-Oerlikon. Le programme prévoyait la création d'un «quartier urbain présentant sa propre identité et caractérisé par la mixité des fonctions», de telle sorte que les architectes ont conçu un quartier. Une solution définitive plus ou moins aboutie sur le plan architectural. Seuls quelques rares architectes se sont sérieusement posé la question, sur la base du tissu existant, de savoir de quelle manière ils aboutiraient à cet état achevé, définitif. Nous devons compter avec des durées de vie des bâtiments de trente ans ou plus. Comment pourrions-nous aujourd'hui prévoir ce dont nous aurons besoin dans vingt-trois ans? Un état final prévu dès l'origine est un leurre. Dans le hallier des intérêts divergents et du fait de l'impossibilité de déterminer les besoins futurs, nos certitudes actuelles ont toutes un caractère provisoire. Et plus nous allons vers l'avenir, et plus elles s'estompent.

Dans le cadre d'un projet tel que ceux que les architectes établissent d'ordinaire, ce problème ne trouve pas de solution valable. L'objectif d'un «quartier urbain présentant sa propre identité et caractérisé par la mixité des fonctions» est en soi explicite, mais il n'existe pas de voie royale permettant d'y aboutir. Considérer que la transformation du tissu urbain puisse être un processus linéaire, c'est s'abuser soi-même.

Pour s'imaginer l'histoire du futur, il est du moins possible de s'inspirer du passé. Nous avons peu à peu appris à concevoir la ville en tant qu'image actuelle d'un processus permanent de transformation. Aussi nous demandons-nous: pourquoi certaines choses se transforment-elles rapidement, et d'autres si lentement que nous parlons à leur sujet de permanence? La stabilité est le fait des lignes de chemin de fer, des canalisations, des tracés des voies, des limites cadastrales. A l'opposé, les bâtiments ont un penchant fatal à être transformés, agrandis, démolis. Mais pas tous de la même manière. Démolir des bâtiments de vingt ans est tout simplement du gaspillage; de nombreux bâtiments se prêtent à des changements d'affectation définitifs ou provisoires. Dans les zones en cours de réaménagement, il restera en fin de compte bien plus de bâtiments que prévu; il y aura davantage de constructions provisoires et d'adaptations que ne le pensent les tenants indécis d'une solution définitive. Les gens vivront bien davantage dans un univers transitoire que ne le pensent ceux qui établissent les programmes. D'ailleurs, il nous est possible d'observer actuellement une telle situation dans chaque quartier autonome marqué par la mixité. C'en est fini de la conception uniforme et nous ne pourrons jamais affirmer: tout est enfin terminé. Le destin, c'est une réalisation fragmentaire.

Ce que nous devrons apprendre, c'est à distinguer à nouveau entre le bâtiment et la règle. L'une de ces règles pourrait être la prise en compte de la limite des blocs. L'on définit ainsi une stratégie, même si l'on dit peu de choses sur chacun des blocs ou sur les bâtiments qui les composent. Les blocs sont une réponse aux hasards et aux besoins du futur, même si nous ne pouvons déterminer aujourd'hui ni leur taille, ni leur aménagement, ni même les défauts de leur assemblage. Nous ne faisons que fixer le principe de l'occupation de l'espace. Basez votre conception sur les limites de blocs. Le XIXe siècle nous en fournit suffisamment d'exemples.

Une conception globale consisterait donc à inventer les règles actuelles. La construction proprement dite des bâtiments pourrait ainsi en toute quiétude être abandonnée à nos successeurs. Mais il devrait bien entendu s'agir de règles qui ne conduisent pas fatalement à un état définitif et qui laissent libres la succession des mesures à prendre. Un objet qui est en permanence en cours de réalisation se trouve constamment dans l'un de ses états intermédiaires. Ce processus a un nom: Collage City.

Il est néanmoins indispensable que les règles soient suffisamment strictes pour diriger le processus, sans que le futur en soit prisonnier. Max Keller, Martin Steiger et leurs collaborateurs ont donné dans le premier prix du concours d'Oerlikon une esquisse de solution fructueuse. Ils établissent une différence entre constantes et variables. Les constantes s'orientent sur les dessertes du quartier, dans ce cas un monorail. Le long de son tracé s'échelonnent les éléments générateurs tels que la gare et les immeubles de grande taille à fonctions multiples. Ce qui reste constitue les secteurs de construction, les variables, qui peuvent être urbanisés en fonction des besoins futurs. N'est-ce pas en 1968 que Walter Fîrderer et Lucius Burkhardt ont écrit une brochure portant le titre prémonitoire: 
Bâtir, un processus? Nous prenons tous place sur les épaules des prophètes.

Autre chose encore vient à l'esprit lorsque l'on aborde le problème des zones industrielles suisses. En soi, elles n'ont pas été prévues dans le cadre de notre aménagement. Même si elles figurent sur nos plans directeurs et nos plans de zones en violet vif, nous ne nous sommes pas posé beaucoup de questions à leur sujet. L'industrie reste de l'industrie; telle était jusqu'à tout récemment notre certitude. Mais il convient d'être conscient de ce qui s'est passé. A proximité immédiate du centre urbain de Winterthur, par exemple, se libère une surface plus importante que celle de la vieille ville. Au fond, l'aménagement de Winterthur jusqu'à nos jours constitue une simple esquisse. Et l'on peut même se demander si nous disposons d'un urbanisme.

Il n'existe sans doute aucun autre pays dont chaque mètre carré du territoire soit doté d'une couleur. Nous avons couvert l'ensemble de la Suisse d'un réseau de planification dense, qui attribue chaque fraction du territoire de la Confédération à une zone. Chaque canton dispose de son plan directeur, chaque commune de son image directrice. Nous entendons dire tous les jours que nous souffrons d'une planification superfétatoire. Or, nous n'avons que des règlements. Car, pour planifier, il convient d'avoir un objectif en tête. Et cela même si l'article 1 de la Loi sur l'aménagement du territoire évoque une utilisation parcimonieuse du sol. La raison en est évidente; il manque à notre urbanisme l'essentiel: la détermination de priorités. Dans nos plans directeurs, il n'existe pas la notion de mieux ou de moins bien. Tout est sur le même plan, que l'on se trouve dans un centre urbain ou au fin fond de la forêt. Chaque commune à le droit d'avoir sa zone réservée à l'artisanat ou à l'industrie. Devant les lois du marché, tous les Suisses sont égaux. Chaque bout de terrain à construire, où qu'il se situe, est égal devant le règlement. Le tout s'intitule fédéralisme, ce qui se traduit par «spéculer dans le cadre de la loi est partout valable».

Même si la zone industrielle d'Oerlikon est parfaitement desservie par les transports en commun, Oberhausrried, situé à deux kilomètres de là et sans transports en commun, ne doit pas être désavantagé. Faut-il classer les propriétaires en bons et en mauvais? Fixer des priorités enfreint l'une des règles suisses fondamentales, selon laquelle les zones à construire sont sacrées et la thésaurisation du terrain un droit imprescriptible de l'individu; et cela, aussi aberrant que puisse être le résultat sur le plan urbanistique.

Je répète une fois de plus ce que nous savions déjà. Nous n'avons pas d'urbanisme, mais seulement une gestion du territoire. Car si nous souhaitions disposer d'un urbanisme, nous devrions débattre des objectifs poursuivis par la Suisse. Or, nous n'arrivons pas à dépasser la garantie du droit de propriété. En d'autres termes, il s'agit de discussions d'épicier. Elles sont certes nécessaires et inévitables, mais elles sont menées par des gens cupides. Les gros ont peur pour leur ventre. A très court terme, nous allons revenir à notre taille normale. C'est peut-être plus adapté à nos capacités. La Suisse? Quelle vision charmante! Pour en savoir plus, il faut se rendre à Bitterfeld, humer le Silbersee, découvrir Zschornewitz et visiter Gräfenhainichen.



© Faces, 1992
Traduit de l'allemand par Françoise et Jean-Pierre Lewerer