Journal d'Architecture
André Ducret
«Et où est l'art dans tout cela?»
Le cri d'Octave Mirbeau, en 1887, face à l'importance prise par les jeux d'influence, pressions diverses et autres coteries du monde de l'art, demeure d'actualité un siècle plus tard[1]. Les intermédiaires se sont depuis multiplié en même temps que les occasions d'exposer au point d'inciter certains artistes à retourner les armes contre le conservateur, le marchand, le critique, le collectionneur. Dès les années 20, l'artiste revendique le contrôle des lieux où sera convoqué le «regardeur», et du dadaïsme à l'art conceptuel, la critique de l'institution artistique devient partie intégrante du projet de l'avant-garde: fort des prérogatives que lui confère une autonomie fraîchement conquise, l'artiste décide du terrain et de la manière dont il interviendra, tantôt au coeur du champ artistique, tantôt à ses lisières.
Le développement d'un marché de l'art à l'origine duquel on trouve en Suisse l'activité déployée dès le XIXe siècle par les sociétés d'artistes et d'amateurs d'art, appelle très tôt l'initiative des producteurs. Dès 1840, sous l'impulsion de la Société suisse des beaux-arts, des expositions itinérantes circulent à travers le pays, qui permettent aux artistes de faire connaître - voire reconnaître - leur production. Puis vient le temps de la «Kunsthalle» née, elle aussi, de la volonté des artistes, - un salon permanent qui autorise une diffusion directe sans passer par la sanction de tel ou tel jury, sans attendre la tenue de telle ou telle manifestation périodique. Des oeuvres sont à la fois exposées, vendues et, surtout, discutées. Des artistes s'organisent collectivement, une clientèle et un public se constituent, la critique d'art fait son apparition dans la presse, bref, l'art entre dans l'espace public.
Par la suite, nombreux seront les espaces d'exposition ainsi créés par des artistes qui, le succès aidant, deviendront des institutions. L'usine désaffectée, l'entrepôt, l'école seront tour à tour investis, détournés, mis au service de nouvelles fonctions sans qu'a priori, rien n'indique qu'ils se prêtent à accueillir de l'art plutôt que n'importe quelle autre activité. La simplicité du cadre voulue dès les années 60 par l'art minimal, - de vastes espaces, une bonne hauteur de plafond, un sol lisse, une lumière uniforme &endash;, accréditera cet idéal de sobriété jamais vraiment remis en cause depuis. L'idée prévaut désormais selon laquelle, dépouillée, fonctionnelle, flexible, l'architecture contribue d'autant à la sacralisation des oeuvres, elle se refuse à en parasiter la lecture, elle permet d'en faire l'expérience au plus près des conditions de l'atelier, sans être distrait dans son parcours, sa déambulation.
Selon le dictionnaire, la halle serait un «vaste emplacement couvert où se tient un marché», ici, celui de l'art. Quelquefois, les produits sont élaborés sur place avec l'aide d'un staff technique que l'institution met à la disposition de l'artiste. En principe, tout dans ce laboratoire doit être possible, n'importe quelle expérience, n'importe quelle recherche. Invitation est faite au visiteur de s'intéresser plus à l'oeuvre, à l'installation ou à la performance, qu'à l'espace d'exposition, et plus à l'artiste qu'au conservateur ou au commissaire. La «Kunsthalle» et, plus tard, le centre d'art contemporain prennent le contre-pied du musée et de ses visées édificatrices. La différence l'emporte sur la référence; l'imprévu, sur la preuve; le présent, sur le passé.
Après Duchamp ou Mondrian, il est devenu clair que la relation entre oeuvre et bâtiment n'est pas, uniquement, celle d'un contenu à un contenant, mais surtout que ladite oeuvre ne s'accomplit, ne s'achève que dans le regard, l'écoute, le toucher, la lecture d'autrui. Daniel Buren: «Un travail réalisé par quelqu'un n'existe vraiment, que si quelqu'un d'autre le voit. Alors que la philosophie commune des artistes est de croire qu'à partir du moment où «c'est fait», cela existe. Je pense même qu'un travail est autant produit par celui qui le regarde que par celui qui le fait. Faire l'effort de regarder un travail, c'est en devenir co-auteur, c'est contribuer à le faire exister»[2]. Toutefois, le souci de réduire les distances, le désir d'effacer les médiations, la quête d'une illusoire neutralité, se heurtent au fait que, comme l'écrit Pierre Bourdieu, «l'accès à l'oeuvre d'art requiert des instruments qui ne sont pas universellement distribués»[3]. Le public, les publics, tel est le tiers inclus de toute réflexion sur les institutions culturelles et leur architecture.
Or si l'art de ce siècle exige tout du spectateur, cet homme sans attaches, sans qualités, les enquêtes sociologiques montrent que celui-ci présente des caractéristiques qui varient peu (niveau d'instruction, profession, ressources, etc.). Un seul exemple: la remarquable étude conduite à l'occasion de l'exposition «Vienne, naissance d'un siècle», en 1986, à Paris, où les auteurs s'attachent à analyser l'atmosphère qui entoure la production d'une telle exposition, du rôle joué par les médiateurs ou par la presse aux réactions d'un visiteur invité à s'identifier avec le scénario proposé[4]. Ce que voit ce dernier, ce qu'il ressent, ce qu'il comprend dépend en définitive fort peu de l'architecture dans laquelle il évolue. Le regard prêt à s'investir dans certains objets plutôt que d'autres, le jugement de goût prompt à s'exprimer, il trahit par son attitude, ses propos, une origine, une éducation, l'appartenance à un milieu. La trajectoire sociale compte plus, en l'occurrence, que les modalités de la visite, et à ces déterminations sociales, l'architecture ne peut rien changer.
Mais, cette démonstration faite, il reste que ce qu'on peut nommer le «paradigme du regardeur», constitutif de la modernité, fait du point de vue qui sera offert au spectateur, du traitement qui lui sera réservé, le principal enjeu de tout projet ou réalisation architecturale. Qu'il s'agisse des aspects extérieurs du bâtiment, de l'articulation des diverses séquences du programme, ou encore de la définition des parcours, les choix qu'opère l'architecte proposent une approche de l'oeuvre, une mise en mouvement. Tantôt celle-ci prendra la forme d'une visite guidée, tantôt elle s'assimilera à la flânerie, avec ses chemins de traverse, ses retours, ses hésitations. Même si l'écart entre le discours de l'artiste - auquel le commentaire du critique se contente souvent d'emboîter le pas - et la réalité de l'exposition, sa fréquentation, son public, ne peut être comblé, les conditions dans lesquelles il sera ménagé un accès à l'oeuvre demeurent une question controversée.
La résistance des artistes Willem de Kooning, Franz Kline, Robert Motherwell et d'autres contre la rampe en spirale imaginée par Wright pour le Guggenheim Museum[5] ou, plus récemment, les imprécations de Donald Judd contre la «stupidité» du musée d'art moderne conçu par Botta pour San Francisco ou le caractère «fasciste» de celui réalisé par Hollein à Francfort[6] sont là pour le rappeler. De même, à propos du Musée d'Orsay voué au XIXe siècle, Claude Lévi-Strauss écrivait: «En ne traitant pas la gare d'Orsay comme un lieu consacré, mais comme une carcasse vide où l'on pouvait construire n'importe quoi, on oubliait que la nef, les bas-côtés, la grande verrière et les coupoles de Laloux étaient les premiers objets qu'on se devait d'exposer»[7]. Il apparaît cependant qu'aux excès post-modernistes d'hier succède aujourd'hui une attitude plus respectueuse de la différence entre architecture et arts plastiques. Construits autour d'une collection ou d'un artiste, avec une destination clairement définie, des édifices voient le jour, dont l'architecture - bien que forte - ne s'affirme pas au détriment des oeuvres. De telles réalisations prouvent s'il en était besoin que le concept de musée n'a pas obligatoirement à voir avec celui de palais ou de mausolée.
De Paul Valéry à Maurice Merleau-Ponty, l'idée court selon laquelle le musée trahit l'oeuvre dès lors qu'il l'inscrit dans un cadre autre, étranger à l'atelier, cimetière plutôt que laboratoire. Une phrase du second, féroce, suffit: «Nous sentons vaguement qu'il y a déperdition et que ce recueillement de vieilles filles, ce silence de nécropole, ce respect de pygmées n'est pas le milieu vrai de l'art, que tant d'efforts, tant de joies et de peines, tant de colères, tant de travaux n'étaient pas destinés à refléter un jour la lumière triste du musée du Louvre»[8]. Pourtant, la nécessité de conserver l'art de ce temps, le désir d'en étudier et d'en transmettre les produits à la postérité, l'archivage méthodique de la modernité paraissent n'être contestés par personne. Les années 80 auront même vu fleurir des «musées d'art contemporain» qui, avec des crédits d'acquisition dérisoires et une collection largement à constituer, se voulaient néanmoins - par anticipation - des lieux de mémoire... Ordre, étude, conservation: le musée est la bibliothèque de l'artiste, le jardin de l'historien de l'art. D'une telle institution, on attend qu'elle fasse autorité et qu'elle offre un fil conducteur, des points de repère. «Confrontation de métamorphoses», suivant l'expression d'André Malraux[9], le musée travaille contre son temps, et non avec, sous peine de sacrifier à l'éphémère, à la mode.
Toutefois, l'entrée de l'art contemporain au musée bouscule ce principe. Faute d'être en mesure de résister à la pression du marché, l'institution, «saisie par la fièvre de l'immédiateté»[10], gagne en pouvoir ce qu'elle perd en autorité. Le musée change de statut de même que son conservateur, plus que jamais lié au galeriste ou au marchand. L'incidence de ses activités sur la cote d'un artiste, sur sa réputation et sur son prix, en fait un «market maker» dont les choix pèsent sur l'attitude adoptée par le monde de l'art. Le musée intervient de plus en plus tôt dans le processus de constitution de la valeur à la fois esthétique et commerciale de l'oeuvre, il consacre des artistes dont le nom sera peut-être oublié demain, il ne sait ou ne peut plus attendre. En concurrence avec d'autres institutions, il prononce un verdict moins que jamais assuré, définitif.
En revanche, un musée d'art moderne qui s'en tiendrait à sa vocation éducative, à sa fonction d'érudition et à une collection permanente, passe presque pour une incongruité alors même que l'intérêt pour ce passé proche tend, malgré tout, plutôt à s'élargir. Face aux diverses formes d'art régressé qui, il y a peu, faisaient une bonne part de l'actualité artistique, et vis-à-vis des injonctions récentes de ceux qui, tout à la fois, s'érigent en justiciers, dénoncent les complots du monde de l'art et réclament «des oeuvres que chacun puisse comprendre», le rôle d'un tel musée ne serait-il pas devenu celui de préserver la tradition au nom même de la modernité et de sauver de l'oubli ce qui, hier encore, passait pour un acquis incontournable?
Au moment où, dégradation des finances publiques oblige, des élus qui n'ont pas lu Bourdieu s'efforcent de chiffrer la nécessité de telle ou telle institution culturelle à l'aune de son taux de fréquentation par le public, et dans un pays, la Suisse, où tout ce qui touche à la culture est largement laissé à l'initiative privée (il suffit de se souvenir du cuisant échec que connut en votation populaire, le 28 septembre 1986, l'«Initiative fédérale pour la culture»), un travail de clarification sur les fonctions respectives de la halle et du musée s'impose. L'une et l'autre ont pour fonction d'abriter de l'art, de l'exposer, mais en vue d'usages différents. La contribution de l'architecte à ce débat, ce combat, ne consiste probablement pas à en faire autant de gestes à sa propre gloire, mais plutôt de poser les problèmes correctement avant de les résoudre à l'aide des moyens mêmes de sa discipline.
Le propos d'Adolf Loos n'a, à cet égard, rien perdu de sa vigueur: «La maison doit plaire à tout le monde. C'est ce qui la distingue de l'oeuvre d'art, qui n'est obligée de plaire à personne. L'oeuvre d'art est l'affaire privée de l'artiste. La maison n'est pas une affaire privée. L'oeuvre d'art est mise au monde sans que personne en sente le besoin. La maison répond à un besoin. L'artiste n'est responsable envers personne. L'architecte est responsable envers tout le monde. L'oeuvre d'art arrache les hommes à leur commodité. La maison ne sert qu'à la commodité. L'oeuvre d'art est par essence révolutionnaire, la maison est conservatrice. L'oeuvre d'art pense à l'avenir, la maison au présent. Nous aimons tous notre commodité. Nous détestons celui qui nous arrache à notre commodité et vient troubler notre bien-être. C'est pourquoi nous aimons la maison et détestons l'art. Mais alors, la maison ne serait pas une oeuvre d'art? L'architecture ne serait pas un art? Oui, c'est ainsi. Il n'y a qu'une faible partie du travail de l'architecte qui soit du domaine des Beaux-Arts: le tombeau et le monument commémoratif. Tout le reste, tout ce qui est utile, tout ce qui répond à un besoin, doit être retranché de l'art»[11].
© Faces, 1992
[1] Octave Mirbeau, «Nos bons artistes», in Jean-Paul Bouillon & al.éd., La promenade du critique influent, Paris, Hazan, 1990, p. 305.
[2] Daniel Buren, Entrevue, Paris, Flammarion, 1987, p. 52
[3] Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 11.
[4] Nathalie Heinich, Michael Pollak, Vienne à Paris. Portrait d'une exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 1989.
[5] Cf. Claude Massu, «Le dessein contourné de Frank Lloyd Wright», Les Cahiers du MNAM, 39, 1992, Paris, pp. 80-95.
[6] Donald Judd, «Two Cultures», Lotus International, 73, 1992, Milan, pp. 119-124.
[7] Claude Lévi-Strauss, «Le cadre et les oeuvres», Le Débat, 44, 1987, Paris, pp. 180-183.
[8] Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 102.
[9] André Malraux, Essais de psychologie de l'art, Paris, Skira, 1947, p. 15.
[10] Raymonde Moulin, L'artiste, l'institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992, p. 63. Sur le même thème, on lira également Daniel Vander Gucht, «L'institution muséale à l'épreuve du marché de l'art moderne», in La mise en scène de l'art contemporain, Bruxelles, Les Eperonniers, 1990, pp. 23-38.
[11] Adolf Loos, «Architecture», Malgré tout (1910-1930), Paris, Champ Libre, 1979, p. 226.