Journal d'Architecture
Giairo Daghini
Présence de la mémoire
1994 et 1995 ont été deux années de célébrations. L'année 1994 a été celle du débarquement de Normandie, l'événement qui, après Stalingrad, annonce la victoire prochaine des Alliés. L'année 1995 a été celle de la célébration de la fin de la guerre et de la «Libération des camps», la découverte d'une horreur qu'on ne réussit pas à raconter. Aujourd'hui, les célébrations ont lieu, pour la plupart à la télévision, dans l'étrange paradoxe de cet espace public où une myriade de particuliers, chacun dans leur espace privé, sont regroupés dans et par une «agora cathodique».
La signification d'une célébration est tout autre si on se réfère à son origine. Le terme latin «celebrare» signifie «visiter en foule» et possède le sens actif de regrouper beaucoup de gens afin qu'ils expriment ensemble une attitude, un sentiment qui, rendu visible par une action, acquiert réalité et devient mémorable.
La célébration cathodique, par contre, malgré sa diffusion mondiale et sa présence continue, ne semble pas à même de constituer une mémoire, ni de créer des actes symboliques, par lesquels un groupe d'individus instaure un temps historique qui lui est propre. L'événement du débarquement a été reconstitué, mis en spectacle et il peut donc être oublié. Les camps, non.
Ce qui s'est passé dans les camps n'a pas été une guerre, avec des adversaires qui s'affrontent et qui doivent tant bien que mal se réconcilier au retour de la paix. Dans les camps, il n'y avait pas d'adversaire. Les Juifs et les Tsiganes n'étaient ennemis de personne, ils n'étaient pas des adversaires de guerre. Ils sont devenus victimes d'un projet d'extermination par le fait qu'ils étaient un peuple auquel le statut d'êtres humains avait été retiré. Hanna Arendt pose la question de comment juger des crimes que l'on ne peut ni pardonner, ni punir. Nul code n'avait prévu le crime contre un être humain par le seul fait qu'il l'était. Comment alors élaborer une mémoire de ce crime. Comment remémorer ce passé afin de lui rendre justice. Depuis la libération des camps, cette question continue de se poser comme une blessure qui ne peut pas guérir, comme des souvenirs insoutenables pour «les témoins de l'impossible» qui ont survécu.
Il ne peut pas y avoir de récit-fiction de Auschwitz écrit Maurice Blanchot. De même, il y a eu très peu de mémoriaux des camps, sinon les restes des camps eux-mêmes, qui dans leur nudité gardent présent ce passé. Le cinéma a bien compris cet enjeu: Alain Resnais dans Nuit et brouillard filme les restes de ces cités de l'extermination qu'ont été les camps et les monte avec des matériaux d'archives sur les personnes martyrisées. Le document qu'il construit ne consiste pas dans des souvenirs mais des matériaux qui montrent la réalité du camp à travers les lieux, les choses et les victimes. Le dispositif de l'oeuvre qu'il met en place acquiert ainsi les caractéristiques d'une expérience actuelle qui, en liant mémoire collective et mémoire individuelle, permet d'élaborer la mémoire d'un passé qui demande justice sans passer par le pathos des souvenirs. Il ne s'agit donc pas d'un spectacle mais d'une sollicitation à un travail personnel d'anamnèse, de remémoration, qui doit rendre présent à chacun la topographie de la terreur.
Ce thème et cette exigence sont présents avec force dans quelques oeuvres d'architecture. Peter Zumthor et Daniel Libeskind construisent actuellement à Berlin deux bâtiments qui ne se laissent pas définir par les termes usuels de musée ou de mémorial. Leur raison d'être est plutôt de permettre cet entretien infini avec la mémoire et la topographie de la terreur. Les procédés, par contre, sont radicalement différents. Zumthor couvre, au moyen d'éléments constructifs purs, le vide des restes du siège administratif de la Gestapo, lieu présenté en tant que tel et lieu permanent de présentation de documents. Libeskind construit un édifice dont la structure est cassée et contient le vide de la rupture provoquée par le nazisme dans la continuité de l'histoire des Allemands et des Juifs.
Dans les années de l'après guerre, Louis Kahn travaillait sur la métaphore de la lumière dans le projet inachevé d'un Mémorial pour Battery Park, tandis que le Mémorial de Pingusson à Paris nous conduit sur le seuil d'une possible remémoration. Ce dossier présente l'étendue de ces recherches et de ces projets.
© Faces, 1995