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Journal d'Architecture

N° 38 | Printemps 1996 | Architectures récentes dans les Grisons (II)

Edito

Sommaire

Martin Steinmann
Découvrir le monde des choses


Depuis quelques années, l'architecture rencontre une attention plus large, dans les Grisons, comme ailleurs. Elle est devenue un «thème», jusque dans les journaux. Dans la Bündner Zeitung ou le Bündner Tagblatt, il s'agit encore d'architecture - et non pas d'architectes - et de sa contribution à l'identité culturelle d'un village ou d'une vallée. Et un fait est important: l'architecte cantonal, Erich Bandi, se sert du concours d'architecture comme instrument de cette évolution. Avec son soutien, les jeunes architectes peuvent participer et, quand ils gagnent, ils peuvent réaliser. C'est la même chose qui se produit avec l'ingénieur cantonal, Heinrich Figi, comme le montre le débat sur le génie civil.

Ce n'est pas un pléonasme de dire que quand ils peuvent construire, ces architectes montrent qu'ils savent construire: construire et pas seulement dessiner, comme ils le remarquent en se référant aux dessins de l'atelier Reinhart exposés, il y a quelques années, au Musée d'art de Coire. Les architectes présentés dans ses deux numéros de FACES ont été, pour la pluspart, des élèves de cet atelier. Pourtant, ils insistent sur le fait de ne pas former une «école». Certes, ils ne font pas la même architecture; leur contribution au concours pour l'établissement thermal d'Alvaneu en est bien la preuve. Mais cela voudrait dire définir une école par l'uniforme des écoliers.

Ils ne forment pas d'école, pourtant, ils partagent des 
idées sur l'architecture qui constituent une raison suffisante pour publier leurs oeuvres ensembles. (A ce propos, le fait qu'ils travaillent dans la même région n'est pas si important.) Ils ont appris, dans l'atelier Reinhart à l'ETH à Zurich et/ou dans l'atelier de Zumthor, une «manière de penser l'architecture», en suivant le fil de certaines architectures: pas celles qui constituent l'histoire du modernisme, pas celles qui étaient les références conseillées dans les autres ateliers à l'ETH (et qui étaient condamnées par Miroslav Sik), mais des architectures en marge de cette histoire établie.

Elles présentaient un autre avantage: elles ne portaient pas encore, pour ainsi dire, d'étiquettes indiquant leur prix. Elles constituaient un monde - d'ailleurs changeant au cours des années - que les élèves pouvaient découvrir: à travers leurs projets.

Ce mot «découvrir» est tombé plus d'une fois dans notre entretien: découvrir, par exemple, d'autres manières d'utiliser les matériaux, le bois, la pierre, la brique,... et en faire ressortir de nouveaux effets. Mais il ne s'agit pas de faire du nouveau pour faire du nouveau: il s'agit de trouver la face cachée des choses familières, cela dans l'intention de 
désautomatiser - le terme est des formalistes russes - une connaissance qui, par la familiarité des choses, a cessé d'être connaissance. (Elle est en fait reconnaissance.)

Cette recherche donne l'espoir que les choses commencent à parler comme celles qu'Alice a rencontrées au Pays des Merveilles. Annette Gigon l'exprime bien lorsqu'elle dit: «Le moteur de notre travail est (...) le besoin de mieux connaître le monde autour de nous. Nous ne comprenons que peu de ce monde. Voir des choses, des matériaux, les revoir, les toucher, les comparer, les comprendre et les utisiser: c'est la une manière d'entrer en relation avec le monde qui nous entoure.»[1]

Les architectes des Grisons ont bien compris qu'une telle recherche demande de bonnes connaissances pratiques, techniques et économiques des matériaux. C'est seulement dans ce cas qu'il devient possible de les utiliser «autrement». Par conséquent, ils soulignent l'importance du chantier: le chantier est finalement le lieu de leur recherche 
architecturale. Il n'y a, de ce fait, rien d'étonnant à ce que notre entretien débouche, à plusieurs reprises, sur une attitude qui semble relever du pragmatisme. Leurs architectures se prouvent dans le faire, dans le pragma, dans un faire qui révèle d'autres faces de la «réalité du chantier». Dans ce sens, le faire est poétisé: nous le percevons comme un faire, où la poéticité se manifeste, comme l'a écrit Roman Jakobson: «en ceci que le mot est ressenti comme mot et non comme simple substitut de la chose nommée (...).»[2]

[1] Daidalos, N° 56, juin 1995, «Magie der Werkstoffe».
[2] Roman Jakobson, 
Questions de poétique, Ed. du Seuil, Paris, 1973.


© Faces, 1996