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Journal d'Architecture

N° 42/43 | Automne-hiver 1997-98 | La sauvegarde du moderne

Edito

Sommaire

Bruno Reichlin
Sauvegarde du moderne: questions et enjeux


Ce dossier de FACES est axé autour de la «sauvegarde» ou, plus précisément, de la conservation et de la restauration de l'architecture moderne. Il ne s'arrête toutefois pas à la présentation de cas exemplaires. Son thème véritable est l'examen des difficultés de tout ordre que rencontre à chaque moment la sauvegarde du moderne, notamment les déficiences graves dans l'évaluation historico-critique des oeuvres, les failles théoriques, les apories du discours, les lacunes au niveau légal et ainsi de suite. Les différents textes, par conséquent, peuvent exprimer des réserves ou critiquer ouvertement des propositions spécifiques de restauration ou de réutilisation des monuments de la modernité.

Dans ces lignes, nous essaierons de clarifier deux questions: d'une part, considérer les difficultés objectives qui rendent inconfortable la position de ceux qui, professionnel ou fonctionnaire, communauté d'intérêt, citoyen responsable, ou encore propriétaire, se trouvent impliqués dans la sauvegarde du patrimoine moderne. D'autre part, caractériser et, le cas échéant, critiquer les lieux communs, les fausses évidences et certains pièges logiques qui pèsent lourdement sur les façons de valoriser ou d'aliéner le patrimoine bâti récent.

On connaît les embûches: plus l'oeuvre est récente, plus malaisée est la référence à des catégories reconnues telles que l'ancienneté, la rareté, la valeur documentaire ou testimoniale, par rapport à un mouvement, un type, une technique ou encore une réussite esthétique. Si la sauvegarde du moderne (par convention jusqu'au seuil des Trente Glorieuses) commence à marquer des points, les historiens et les architectes qui y sont engagés doivent être doublement attentifs lorsqu'ils s'avancent dans la contemporanéité. Dans un colloque récent, Gérard Monnier proposait l'investigation systématique des années 60 et 70, laissant perplexe Maurice Culot pour qui elles seraient définitivement «tristes» et n'intéresseraient qu'une élite, sans entrer dans le coeur du peuple. Argument qui derrière sa tournure se révèle plutôt réactionnaire et qui de toute façon ne prouve rien. Comment peut-on prétendre opposer une oeuvre portant les caractéristiques fondamentales de cette seconde moitié du XXe siècle, c'est-à-dire la fragmentation des savoirs, des compétences, des désirs, à la notion de goût massivement partagé liée à l'idée de Peuple. Il faudrait plutôt définir et situer cette césure présumée entre moderne et contemporain, dire jusqu'où elle est légitime? Ou si, au contraire, elle est opportune uniquement d'un point de vue pragmatique.

Avec le moderne et le contemporain, les raisons mêmes de la sauvegarde se multiplient, et de ce fait, compromettent l'efficacité de l'argumentation. Ainsi, par exemple, il y a d'excellentes raisons pour sauvegarder un édifice des années 70-80, qui n'ont rien à voir avec sa valeur historico-artistique, mais qui mettent en avant l'économie des moyens employés pour récupérer des surfaces habitables, le choix écologique de la non-démolition et le respect des utilisateurs des lieux. Ce type de sauvegarde réunit autour du même objectif des acteurs que tout sépare d'un point de vue culturel et programmatique. Il peut être appliqué à la plus grande partie du parc immobilier et même préfigurer une gestion territoriale en rupture avec les Trente Glorieuses. D'autre part, un même édifice peut être revendiqué parallèlement pour sa valeur monumentale par les historiens et les critiques d'architecture. La synergie entre les deux approches est moins pacifique qu'il n'y paraît. L'approche historico-critique doit par la force des choses se cantonner dans une revendication contraignante du respect de l'objet, réclamant un statut d'exception. Rigueur et restriction qui ne peuvent pas être partagées par ceux qui s'engagent dans une défense de la valeur économique, écologique et sociale de l'existant, et qui tiennent à démontrer la valeur générale de leur stratégie patrimoniale.

Ces considérations nous conduisent au centre du problème posé par la sauvegarde du patrimoine contemporain (et moderne, dans une moindre mesure). A la différence d'un patrimoine aux titres d'ancienneté reconnus, le contemporain apparaît pour ce qu'il est en effet: une fabrication. Il s'agit d'une fabrication reflétant l'état mouvant des connaissances 
in statu nascendiprovisoires et souvent divergentes de la critique et de l'historiographie. Un sentiment inconfortable d'éphémère et d'improvisation se dégage des discours faits autour de la promotion de l'objet en monument. Discours généreux certes, mais souvent creux, avec des arguments d'un autre temps, mais qu'on retient, parce que si le bâtiment en question est en rupture avec le patrimoine accrédité, comment peut-on convaincre de sa valeur de monument alors que les mots et les concepts en sa faveur sont inattendus.

D'où la tendance à faire de la restauration du moderne un cas à part. Pourtant rien ne justifie qu'on sépare encore les congrès et les publications sur la sauvegarde du moderne de ceux consacrés au patrimoine plus «noble». La fracture est palpable dans le rejet qui a accueilli jadis les premiers volumes verts de l'INSA. Bien qu'édités par la même prestigieuse Société d'histoire de l'art en Suisse, ces volumes consacrés au patrimoine d'architecture entre 1850 et 1920 on été souvent renvoyés à l'expéditeur. Si déjà le culte des monuments modernes pose problème, on imagine aisément la désorientation produite par la multiplication des types de bâtiments spécialisés, des techniques, des matériaux, des procédés constructifs et de la rapide succession des mouvements de mode qui caractérisent la seconde moitié de ce siècle. On comprend bien le désarroi d'une culture, d'une discipline et d'une pédagogie. Mais ce n'est pas parce que la «jurisprudence» sur la sauvegarde de l'architecture contemporaine est «molle» qu'elle perd de sa pertinence épistémologique: le monde contemporain tel que nous le saisissons n'est-il pas «mou» lui aussi?

Le rapide tour d'horizon effectué dans ce numéro de FACES n'a certes pas l'ambition de dresser la carte de tous les problèmes, mais d'en tracer certains contours.

Avec la 
Maison du Peuple à Clichy nous rencontrons le cas, pas vraiment insolite, d'un édifice victime de sa propre unicité - et anormalité - vis-à-vis de l'époque qu'il devrait représenter. L'idée de mobilité qui exprime une gestion tayloriste de l'espace et du temps et l'indifférence formelle aux fonctions du programme qui en découle échappent aux canons de beauté du Mouvement moderne. Cette mobilité fonctionnelle a été en effet laissée de côté par la restauration actuelle, de même que les installation de chauffage et de ventilation d'origine du bâtiment. Simultanément, on réalise des prouesses pour reproduire l'effet «décoratif» des immenses vitrages en verre armé industriel, qui ne demandaient probablement qu'un peu d'entretien. Ceci veut-il dire qu'une installation thermique ne fait pas partie de la «beauté» d'un édifice? Ou encore que le verre isolant reste la réponse pavlovienne inexorable à toute requête de confort thermique? Sort cruel pour un édifice qui en son genre est plus rare que n'importe quelle cathédrale de l'Ile-de-France.

L'église St. Chritophorus de Rudolf Schwarz à Cologne est soumise elle aussi à plusieurs menaces. En effet, elle devrait être adaptée au rite arménien, transformation qui entraîne le retournement de l'axe de l'église, avec l'ouverture d'une nouvelle entrée, provoquant à son tour une altération du rare équilibre entre partition architectonique et interventions plastiques. Le cas est grave, car il s'agit d'un des plus beaux espaces d'église réalisé par un des grands architectes du XXe siècle. Malheureusement, jusqu'à une exposition récente et à son catalogue, ce n'était pas de notoriété publique. Il n'est pas vrai, comme le prétendait Bruno Foucard dans ce même colloque, qu'il n'y a pas de chef-d'oeuvre inconnu dans l'architecture contemporaine, minimisant par là la préoccupation développée par Gérard Monnier selon laquelle des oeuvres récentes pourraient subir des dégâts irréparables avant même d'avoir obtenu une reconnaissance.

L'oeuvre de Schwarz souffre - et a souffert - d'un autre désavantage, cette fois-ci juridique. Sa veuve Maria, d'abord jeune élève puis associée de son mari, continue depuis plusieurs décennies l'activité de son bureau, et détient les droits d'auteur, limitant l'emprise des instances de sauvegarde. Il faut dire que son intime conviction d'être le médium de Schwarz et sa préoccupation légitime d'adapter son oeuvre aux besoins des utilisateurs actuels ne se sont pas toujours traduits par les choix architectoniques très judicieux. Droit d'auteur, légitimité familiale, affinités électives - autant d'avatars de la sauvegarde.

Celle des oeuvres de Le Corbusier à Firminy semble presque un cas d'école exemplaire par la masse de problèmes soulevés et par les solutions aberrantes adoptées. Tard, trop tard, les autorités locales, les HLM, les communicateurs, les inconditionnels de Le Corbusier et consorts, ont découvert que ses édifices présentent un intérêt touristique et réfléchissent sur la manière de valoriser ce patrimoine pour redorer l'image d'une région économiquement sinistrée.

Les problèmes commencent avec les solutions. Pour 
l'église Saint-Pierre, on propose en effet rien de moins que l'achèvement du chantier et, n'ayant plus de fonctions liturgiques, la transformation de l'espace de l'église en un espace de musée. Pour ceux qui connaissent les immenses difficultés des reconstructions à l'identique de monuments parfaitement documentés par des plans d'exécution et/ou de relevés, par des photographies, des descriptions et par des témoignages oraux ou oculaires, il apparaît évident qu'à distance de trente ans et sur la base de dessins somme toute schématiques et provisoires, l'achèvement de l'église Saint-Pierre est inenvisageable. Si l'on tient compte de toutes les décisions nécessaires à prendre pour répondre aux nouvelles normes de sécurité, aux questions de l'équilibre thermique, aux choix des matériaux, l'oeuvre ainsi terminée appartiendrait à un autre auteur que Le Corbusier. En soi, la chose ne serait pas si grave s'il n'était que l'achèvement compromet et annihile la substance d'une oeuvre de Le Corbusier restée inaccomplie - parce que, dans ce cas, le «monument» est justement l'oeuvre inachevée. Ceci indépendamment du fait que beaucoup dans cette oeuvre de vieillesse appartient au collectif des jeunes de l'atelier auxquels le maître octroyait une grande liberté, parce qu'il avait choisi de laisser agir son propre ascendant moral et artistique. En faveur de la reconstruction ne subsiste même pas l'argument d'une fonction religieuse et sociale, vu que ses promoteurs ont renoncé à l'église et ont prévu dès l'origine un autre usage culturel. Compléter l'oeuvre d'un architecte qui s'est battu sa vie durant pour construire utile et contre tout esthétisme académique, avec la seule motivation esthético-commémorative et sans aucune nécessité, constitue vraiment un renversement curieux et déroutant des priorités.

Pour l'église Saint-Pierre, le vrai problème consiste à savoir quoi conserver de l'oeuvre inachevée et comment. La visite et l'évaluation des lieux doivent avant tout certifier l'état de conservation de la ruine, elles doivent permettre de définir les mesures indispensables à sa pérennisation et les dispositifs de sécurité qu'une utilisation même partielle (visites, spectacles) demande. Mieux vaut une ruine vouée à l'inexorable dégradation qu'un chantier embaumé avec des résines, encombré de couvre-joints, d'avant-toits, d'échelles et d'escaliers de sécurité, encerclé d'enceintes protectrices et d'échafaudages. John Ruskin ne fut pas le premier chantre - ni le dernier - de la beauté déchirante des grands monuments à l'abandon.

Quant à 
l'opération de «sauvetage» de l'Unité, dont seule l'aile sud est actuellement habitée, le groupe des promoteurs, composé de représentants de la commune, des HLM et d'architectes de renom, pense qu'elle est faisable uniquement au prix de l'établissement de nouvelles fonctions attractives dans l'aile nord, comme une antenne de l'Ecole d'architecture, éventuellement un musée ou des salles d'exposition, des bureaux de prestige, etc. Intervention rendue elle-même attractive par des dispositifs architecturaux cogités afin de rendre possibles ces nouvelles fonctions. C'est-à-dire ouvrir de grandes «fenêtres urbaines» dans la maille en béton de l'Unité qui serait ainsi vidée sur 5 niveaux et sur une largeur de 3 cellules, ceci dans le but d'accueillir des espaces collectifs et de réception. Or l'attribution de surfaces habitatives au tertiaire (bureaux ou commerces), la création d'espaces publics (activités culturelles ou autres) vont à l'encontre de la destination originaire et donc de l'essence même de l'édifice qui est justement une «Unité d'habitation».

La modification d'utilisation est, en général, particulièrement insidieuse à cause des effets corrélatifs induits. Déjà en tant qu'habitations, les Unités sont loin de satisfaire aux normes de sécurité toujours plus sévères. La création d'espaces accessibles à un grand public et de bureaux exigerait quant à elle une «mise aux normes» aux conséquences drastiques: introduction de nouveaux escaliers de secours, de nouvelles compartimentations internes, redimensionnement probable des installations et redistribution des fluides. De ce point de vue, l'ajout d'un ascenseur serait le moindre mal... Quant à la création de «fenêtres urbaines» et de «rues à double hauteur», qui dans les dessins des architectes impliquent la réduction des murs banchés en piliers, elle contredit en plein la structure alvéolaire de l'Unité de Firminy et risque d'entraîner des dépenses de reprises structurelles énormes.

Le cas de Briey-en-Forêt est pourtant la démonstration que la réappropriation de l'Unité avec de l'habitation est très probablement à portée de main. A Firminy aussi. A Briey, en effet, la vente des logements à des privés s'est effectuée durant la grave crise traversée par le bassin minier lorrain, alors que la demande était faible. De plus, les conditions d'abandon et la réputation de l'Unité étaient bien pires à Briey.

A Firminy, des nouvelles utilisations sont proposées pour sauvegarder un édifice, ces nouvelles fonctions imposant de nouveaux dispositifs, bref, des espaces différents, d'autres installations, des systèmes de sécurité supplémentaires. Or, tout ceci amène à transformer l'existant et provoque des dépenses, aussi doit-on produire des discours de légitimation qui distinguent par exemple des «typologies pures» (celles qui sont organisées sur trois niveaux) et des «typologies bâtardes» (celles qui s'organisent sur seulement deux niveaux). Ces dernières justifieraient par conséquent des remaniements spatiaux importants. Il s'agit à vrai dire d'un véritable jeu d'avions où se croisent inférences et solutions perverses. Il suffit en effet de lire la correspondance entre Le Corbusier, Claudius Petit et les HLM pour comprendre que les dites «typologies bâtardes» sont une particularité voulue de l'Unité de Firminy, répondant à des demandes précises de Claudius Petit.

Ces critiques ne signifient nullement une opposition systématique à toute transformation. Des interventions locales ne sont pas exclues, par exemple le jumelage d'habitation-type, de manière à offrir des espaces plus grands que l'appartement idéal de la famille des années 60. L'idée de grands appartements obtenus par addition de modules est inscrit dans le concept même de l'Unité, comme le montrent plusieurs schémas typologiques mis au point à la rue de Sèvres. Briey-en-Forêt prouve la viabilité d'une telle transformation. La faible armature des murs se prête particulièrement bien au percement de portes, surtout à partir de la Deuxième rue.

Avec ses «fenêtres urbaines» Ciriani, qui est incontestablement un bon architecte, revendique naturellement aussi un droit à la création, lui qui se considère comme un fils spirituel du maître. Cette constante opposition entre création et conservation me semble déplacée et de mauvais augure pour la sauvegarde. A tous ceux qui voient dans la sauvegarde une somme de devoirs, d'entraves et de limitation, j'ai envie de dire qu'ils ne sont pas contemporains parce qu'ils n'ont pas compris combien d'imagination il faut déployer et quel plaisir procure la 
Entsagung (renoncement) qui est le propre de la conservation et de la sauvegarde.


© Faces, 1997
Traduit de l'italien par Giairo Daghini et Catherine Dumont d'Ayot