Journal d'Architecture
Inès Lamunière, Martin Steinmann
Transparence(s)
A l'aide d'un peu de lumière, la transparence permet de voir devant ce qui est derrière, dehors ce qui est dedans. A l'oeil, on saisit immédiatement le contenu d'un verre de vin rouge ou de vin blanc porté à la lumière, on vérifie la pureté de son éclat. C'est littéral. D'un regard, on dira d'un tel que son âme est transparente, que c'est un homme transparent, qu'on lit dans ses pensées sans même qu'il n'ait prononcé un mot; c'est dans sa physionomie, dans son expression. C'est figuré. Voir à travers les choses se décline de maintes manières, en architecture aussi. D'une architecture qui recourt à la figuration (le canard de Venturi), à une architecture qui recourt à la rhétorique, notamment par la matière (un mur de bossages en pierre signifie la solidité, la dureté, la défense et dénoterait la prison, le palais de justice, donc la justice ou l'emprisonnement), ou encore à une architecture qui chercherait à dire sans transposition, immédiatement (un pan de verre transparent permet de voir l'activité qui se déroule dans l'édifice; de facto, on voit le prisonnier ou le jugeŠ). Une architecture aussi transparente que le verre ou l'âme s'interroge sur la manière de se laisser percevoir. Sa forme, sa destinée, sa «vie intérieure», la nature de son appartenance à l'espace public, la nature de ce qu'elle montre au monde extérieur, celui de la rue pour le dire autrement.
Reprenons la transparence littérale, celle qui permet de voir ce qui est de l'autre côté, de voir à travers, dehors ou dedans, celle que permettent les fenêtres, les baies, les encadrements, les enveloppes, les passages, les trous. Quelle forme et quelle intensité donner à cette transparence? De la vitre, au cellophane, au voile, au grillage, à la jalousieŠ Comment tous ces éléments plus ou moins transparents laissent-ils passer la lumière et ainsi questionnent-ils notre pouvoir de déceler?
Parmi ceux-ci, le verre obtenu par la fusion des silices et des carbonates est une pâte précieuse que l'on sait former par soufflage ou coulage à plat, puis refroidir; refroidir très lentement par ailleurs. Aujourd'hui, cette pâte transparente et archaïque n'est plus tout à fait la même: trempée, laminée, elle emprunte à la fabrication de l'acier et de l'aluminium leurs techniques; c'est de la glace à épaisseur constante qui, alliée à la révolution des colles, a doublé, puis triplé, parfois quadruplé. La vitre contemporaine est composée de plusieurs couches: verre, gaz, films, parfois métal. Il n'est plus rare de composer avec des épaisseurs de 25 mm et des dimensions dépassant les 5 m2. Ce qui était fragile atteint des résistances mécaniques et thermiques insoupçonnées. Ce qui était transparent devient de plus en plus miroitant ou opaque. Ce verre-là, c'est la matière de l'avenir, inaltérable! Et pourtant, pas tout à fait semble-t-il: sous l'effet de son propre poids, le verre fléchit et se déforme à très long terme; sous l'effet d'agents climatiques, sa transparence s'altère à moyen terme; enfin, les gaz, colles et films qui dorénavant le composent, semblent autoriser les fabricants à de sérieuses réserves de garantieŠ Mais il n'empêche, ce verre-là, c'est de la pierre!
Ce paradoxe serait si vrai que le verre, parce qu'il connote cette pierre, devient le matériau de la durabilité, de la solidité. Et presque naturellement, l'expression de celle-ci, alliée sournoisement à une culture de la modernité, devient le symbole nouveau de l'institution, d'une «architecture de pierre». Non pas l'acier et le verre, mais bien le verre lui-même qui, entre autres, est utilisé au lieu de la pierre «respectable» pour l'architecture d'un musée, d'une banque, d'un hôtel de ville. Là, les plaques de verre émaillées, miroitantes ou fortement teintées, se posent comme la pierre de revêtement polie: suspendues, lisses, inaltérables au temps, toujours propres et pures. De l'intérieur, si les contours et figures du panorama sont nets et précis sous la lumière naturelle, les tons et couleurs apparaissent bleutés ou verdis, ou encore brunis. De l'extérieur, rien n'est visible, le verre signifie encore sournoisement la transparence, mais, effectivement, ne la donne pas.
Les doubles peaux de verre ne sont pas très éloignées de ce paradoxe; mais, comment dire, elles sont une forme de réponse contemporaine à un embellissement narcissique qui rend lisible la fabrication de l'architecture comprise comme seule construction d'une enveloppe. La mise en profondeur des vitrages les uns sur les autres, démontre indéfiniment le mécanisme à la fois de la transparence et de l'étanchéité. La façade elle-même se démultiplie, prend de l'épaisseur; sa dernière peau de verre, véritable vêtement moderne, protège, rajeunit, embellit, cache aussi. La transparence effective ne se concentre alors que sur la mise en transparence de la technicité esthétisée de la façade elle-même. Façade avec vue sur la façade.
Toutes ces formes de transparence se renvoient à elles-mêmes et indéfiniment leur propre image; elles tentent avec un intense désespoir de rendre l'édifice compréhensible, lisible et visible de l'extérieur. Le bâtiment est évident et clair, il est «transparent».
Dès lors, un édifice qui se voile d'une façade de matériaux translucides semble au premier regard à l'opposé d'un tel élan. Fibres de verre, verres sablés, plaques de pierre, jalousies, tissus, papiers ou plots de verre, épaississent l'enveloppe jusqu'aux limites de sa capacité à être traversée par la lumière. La transparence en est troublée, presque aqueuse. Une diffraction interne à la matière «piège» la lumière dont elle est rendue captive. La fenêtre, ou le bâtiment se transforme en une surface ou un objet dont on imagine l'intérieur, devenu d'autant plus enviable parce que mystérieux. L'effet atteint son paroxysme à deux moments précis. De jour et de l'intérieur, lorsque l'environnement extérieur, le contexte, se mue en objet du désir. De nuit et de l'extérieur, lorsque le bâtiment s'illumine soudain. Là, ce serait la lumière en tant que telle, devenue symboliquement un phare qui, non seulement éclaire la rue, la place et par extension tout l'espace public, mais guide et éclaire aussi, au sens figuré, la destinée du public. La transluscence aurait en soi quelque chose d'une transparence qui serait de l'ordre du symbolique.
Certaines architectures déplacent consciemment l'objet à déceler sur un autre sujet: là, l'effet est de porter le regard sur des sujets parfois plus lointains, parfois plus proches. Une architecture, où la forme de l'ouverture et la manière dont elle met en place le dispositif de transparence focalisent le regard sur un point précis qui en devient l'enjeu. Un bâtiment qui peut se trouer, afin de détourner sa perception sur un élément qui en définit l'essence, au sens de la condition et de la pertinence de son existence, comme «rendue» au regard public. Ce pourrait être un mur qui montre de l'extérieur et de l'intérieur, à travers une ouverture transparente, un objet particulier et essentiel de son contenu. La statuette de la Vierge insérée dans le double vitrage d'un des trous du mur de Ronchamp en est un exemple. Cette fenêtre particulière nous parle autant dans l'espace clos et sacré de l'église que dehors, lors de la grand-messe de pèlerinage en plein air.
Une large ouverture qui troue de part en part un bâtiment peut provoquer, à une autre échelle, un effet semblable. Elle rend visible un sujet derrière la construction que celle-ci aurait masquée. Dès lors, une telle fenêtre rapproche et met en évidence le plan arrière, normalement absent de l'édifice. Transparence analogue à celle d' un écran de télévision, par son caractère lumineux et son aplat. Mais à la virtualité de l'image télévisuelle, elle oppose une image sur un paysage réel. Un tableau dans une façade immobile qui, si on le regarde plus attentivement, frémit comme le feuillage des arbres à la brise, un matin d'été.
© Faces, 1998