Menu principal

Journal d'Architecture

N° 47 | Hiver 1999-2000 | Tectonique (I)

Edito

Sommaire

Cyrille Simonnet
Destinée tectonique


Il y a des mots qui semblent taillés dans la langue comme le cristal dans la roche. «Tectonique» est de ceux-là. Une rythmique vive, tranchée, accordée à un hybride sémantique qui allie un radical saillant et savant, tecton, avec une finale tonique, entraînante, bandée comme un ressort. Le mot est plaisant, assez rare cependant pour intimider, tant que son usage se cantonne au domaine des idiomes scientifiques. En géologie, la fameuse tectonique des plaques est vouée à un certain succès: le lent grincement du globe terrestre produit des mouvements de surface qui dessinent les continents, profilent les montagnes et provoquent des tremblements de terre. La tectonique est un objet de science, c'est une sorte de dynamique passive et puissante, où les vitesses se mesurent à l'échelle des millénaires. C'est de l'ordre du mouvement immobile, de la force tranquille. Le terme, malgré son potentiel métaphorique, s'est peu diffusé, et il n'y a guère qu'en architecture qu'il ait une résonance comparable. En réalité, l'usage architectural du mot tectonique est antérieur à son usage géologique. On parle couramment d'architectonique pour signifier la dimension à la fois constructive et structurelle de l'architecture. Mais jamais, à ma connaissance, le raccourci tectonique n'est sollicité pour qualifier une certaine connivence de l'architecture avec cette lointaine cousine, la géologie. Pourtant, tout se passe comme si quelque chose de ce mouvement tellurique imperceptible de la croûte terrestre se communiquait depuis les fondations jusqu'au toit de la maison, faisant de la bâtisse une entité stable mais non inerte, une masse articulée, parcourue de basses tensions, suffisamment sensibles toutefois pour composer un ordre. Un ordre non plus issu des traditionnels vecteurs cosmologiques, mais élaboré depuis le sol, depuis la substance des fondements. Un ordre qui doit moins à la géométrie, science céleste, qu'à la mécanique des charges infinies du sous-sol.

Le terme de tectonique a connu une certaine destinée dans la tradition culturelle architecturale germanique, alors qu'il n'a pour ainsi dire jamais percé dans la tradition française. Récemment, il alimente un travail historiographique conséquent, sous la plume de Kenneth Frampton qui en a fait le titre de son dernier ouvrage[1]. Le chapitre introductif de ce texte circonscrit les usages du terme à un éventail d'acceptions plutôt étendu, à la mesure de l'érudition de l'auteur qui y décèle un fort potentiel critique, historiquement et philosophiquement légitime (Merleau-Ponty, Bourdieu, côtoient Gadamer, HeideggerÉ). Même si «tectonique» peut s'opposer à «stéréotomique» conformément à la théorie de Semper (1851), comme la charpente s'oppose à la maçonnerie, la notion déborde ses contraires par sa seule puissance phénoménologique. 
Tectonique a un gabarit supérieur, qui se mesure à des notions comme le type ou le site. C'est le paradigme majeur de l'architecture, à l'instar du fait matériel et du fait figuratif. Semper, encore, cautionne cette vue dans sa fameuse dissertation sur le revêtement[2] et l'origine textile de l'architecture, dont les tresses primitives des parois de jonc ou d'osier des cabanes légères dupliquent indistinctivement celles du vêtement, de la vannerie. Ce qui compte ici n'est pas l'exactitude du fait anthropologique, mais l'idée qu'une certaine gestuelle technique engendre la construction de l'enclos et imprime les traces d'une image de la construction, qui s'inscrit comme un décor originel. Le construit et sa figure en somme, confondus sous le même trait et sur la même paroi. L'histoire de l'architecture sera celle de cette superposition, constamment désolidarisée mais constamment reprisée. Une continuité rêvée cependant, comme un mythe d'origine, dont Francis Mallgrave, cité par Frampton, révèle la teneur dans un texte de Berlage de 1905[3] où murs, colonnes, chapiteauxÉ seraient dissolus dans un primordial «art of spatial enclosure». Le texte de Berlage pointe en effet un paradoxe intéressant de la composition architecturale, qui tendrait vers un continuum non articulé, sans couture, sans détail, où spatialité et solidité s'engendreraient mutuellement à partir de la même étoffe, lointaine mais précieuse métaphore de la protection primitive, peau, habit, couverture, que par ailleurs tout un courant de l'architecture moderne n'aura de cesse de faire remonter en surface[4].

Anthony Vidler a ouvert la discussion sur le bien-fondé sémantique de l'idée de tectonique à partir du spectre large du terme d'
«espace» dont la pertinence qu'on lui reconnaît aujourd'hui se construit plutôt laborieusement[5]. Tectonique apparaît semble-t-il au moment de la naissance de l'histoire de l'architecture (fin du XVIIIe siècle), dans le droit fil d'une discussion stylistique qu'une Théorie en crise exacerbe au plus haut point[6]. 

En reconstruisant les origines du débat sur la tectonique et ses différents points de vue, ce numéro de 
Faces essaie de faire la lumière sur la prolifération des significations et des usages de ce terme. Le dossier s'ouvre avec un texte de Fritz Neumeyer qui fait autorité et se poursuit avec des contributions originales sur Schinkel, Bötticher et Semper, ainsi qu'avec des prises de position actuelles sur des oeuvres architectoniques.

Je retiens pour ma part cette apparente contradiction d'une conception qui accentue la dimension de l'assemblage &endash; que souligne effectivement la racine 
tekton qui renvoie à la technique du charpentier &endash;, et qui produit le germe d'une pensée de la Gestalt, voire de la spatialité, laquelle efface pour ainsi dire le caractère agrégatif de sa constitution construite. Contradiction qui se résout à mon sens par le statut de l'art au moment des bouleversements que lui fait subir la philosophie kantienne et qui impulse ce mouvement d'autodétermination de l'oeuvre qui ne doit plus chercher en dehors d'elle-même les raisons de son existence. Doté d'une fonction ontologique, l'Art ne relate plus l'essence des choses sur le mode spéculatif, mais sur un mode «présentatif», formel, non détachable de son objet, et se réalise dans la seule relation d'expérience, de contact par les sens. L'espace architectural y trouvera sa caution. 

On conçoit alors cette qualité «tectonique» de l'oeuvre architecturale qui se révèle à la fois sous l'espèce d'une forme qui suscite notre compréhension et de son «divers» matériel, fabriqué, construit, assemblé. Le concept kantien de «schème» présente certaines analogies avec cette idée. Dans l'acte d'imagination, nous produisons depuis l'entendement une sorte de construction analogue à ce que nous identifions comme émanant de l'oeuvre que nous percevons. La perception effectivement est une (re)construction, qui procède de cette interface schématique, qui «aspire» à la fois du côté de l'entendement (unité) et du côté de la sensation (divers). La tectonique navigue dans ce milieu, entre cerveau gauche et cerveau droit, se laissant deviner mais pas décliner.

[1] Kenneth Frampton, 
Studies in Tectonic Culture.
[2] Gottfried Semper, Der Stil, Frankfurt, 1860 (1ère édition). Trad. italienne:Le Stile, Laterza, Bari, 1992.
[3] Hendrick-Petrus Berlage, 
Gedanken über Stil in der Baukunst, Leipzig, 1905.
[4] Roberto Gargiani, Giovanni Fanelli, 
Il principio del rivestimento. Prolegomena a una storia dell'architettura contemporanea, Laterza, Bari, 1994.
[5] Anthony Vidler, «La tettonica dello spazio», 
Lotus 98, 1999.
[6] J'ai développé cette hypothèse dans un essai à paraître: 
L'architecture, entre savoir et projet, Ed. de la Passion, Paris, 2000.

© Faces, 2000