Journal d'Architecture
Giairo Daghini
Le projet territorial et le paysage
Les projets dont il est question ici se confrontent avant tout avec l'émergence des nouvelles entités territoriales et paysagères qui caractérisent la modernité contemporaine. La ville: dans l'étendue des grandes métropoles qui ne cessent de proliférer avec leurs paysages d'autoroutes, d'implantations industrielles, d'artefacts pour la résidence, pour les loisirs, pour la consommation et pour la mobilité de masse. La campagne: avec une agriculture toujours plus industrialisée. La nature: avec ses espaces domestiqués, souvent à renaturer. Surtout, ces projets se confrontent avec l'ensemble de toutes ces entités imbriquées les unes dans les autres, traversées par des forces, des mouvements, des intensités, des vitesses, chargées de nouvelles fonctionnalités, selon des ordres de composition ou de hasard qui n'ont pas d'équivalent dans les temps antérieurs.
La découverte de la mer et de la montagne, comme jaillissement de couleurs et de sons, comme apparition d'immensité et de lumière, comme puissance de matière, comme déchaînement des éléments, aura contribué à exprimer le caractère sublime attribuable au paysage. Mais alors, ces nouvelles entités paysagères émergeant dans les métropoles d'aujourd'hui, de quoi sont-elles expressives aujourd'hui? Tous ces éléments dans leur ensemble, leur chevauchement, leurs horizons qui s'entrecroisent, sont expressifs en premier lieu d'une hybridation. Tout se passe comme s'il y avait de la ville partout, de la campagne partout, des fragments de nature artialisés par plans, par pans et cadres superposés, entremêlés. Un espace très dense fait de rapports immédiats, simultanés, de forces qui se modifient sans cesse, dont la perception et la vision ne semblent plus réductibles au modèle unique de la perspective. Déjà, il faudra un autre regard pour voir ce paysage, il faudra de nouveaux savoirs, de nouvelles pratiques projectuelles pour en singulariser les parties. Cette dimension de la spatialité contemporaine ne peut plus être représentée à partir de simples modèles de référence. Elle doitêtre construite, vécue et projetée en tenant compte de la singularité d'un lieu, avec les processus qui s'y déroulent. La ville-métropole se présente à nous en effet comme un système de relations et de forces en mouvement, dont la configuration spatiale n'est plus donnée dans son ensemble. Le site, soit déjà construit, soit encore espace ouvert, devient avec ses forces du dehors, avec son imbrication de géographie et d'histoire, le moteur et le pli du projet, le point de départ matériel d'une territorialisation et le point d'ancrage d'une expérience de paysage. Face à cette dimension urbaine fragmentée en hybridation avec la nature - artialisée ou non -, une telle attitude de projet appelle un renversement conceptuel important par rapport à la tradition de l'urbanisme héritée de la période moderne, qui trop souvent a projeté ses programmes saturés de fonctions sans penser aux sites, riches en matière, riches des espaces du vivant. Le projet territorial et paysager devient alors un projet local, c'est-à-dire qu'il intervient au croisement d'espaces singuliers, dont les agencements peuvent être illimités. Son extension pourrait même renvoyer à des réseaux de lieux constitués par le développement de leurs qualités. Et ces lieux pourraient eux-mêmes acquérir un caractère civique d'espaces publics, ainsi qu'une dimension démocratique.
Les projets présentés dans ce dossier se confrontent à ces questions, en essayant de faire interagir les forces, les matériaux et les enjeux domiciliaires de chacun de ces territoires dans leur singularité. Sur les différentes dimensions qui lient entre eux le territoire et le paysage dans la perception et le projet, il conviendra de lire sous la rubrique Arguments le texte de Joseph Abram. On trouvera encore une herméneutique des termes, ainsi qu'une réflexion sur le projet paysager, dans l'article de Sylvain Malfroy.
Au moment où la globalisation de l'espace et de la société atteignent leur paroxysme, il importe toujours plus de faire des projets territoriaux et paysagers permettant d'accueillir, dans un lieu physique et mental défini, l'espace-temps immatériel de l'agora électronique contemporaine. Comme un habitat de qualité pour tous. Ce qui n'est guère le cas jusqu'à présent.
© Faces, 2002