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Journal d'Architecture

N° 51 | Automne 2002 | C'est l'histoire d'une femme qui...

Edito

Sommaire

Inès Lamunière, Catherine Quéloz
C'est l'histoire d'une femme qui...


Elle sait que le contenu de ses pensées se compose absolument de ce qu’elle a lu, entendu, dit, rêvé et pensé à propos de ce qu’elle a lu, entendu, dit et rêvé. Elle sait que la pensée n’est pas quelque chose de privilégié, d’autonome, de créateur…

Elle s’interroge, hésite, répète, se reprend. 
Elle cherche des fragments d’histoire oubliés. Elle écrit son histoire – qui reste toujours à faire.

Pourquoi l’art des femmes serait-il « moins important » que celui des hommes ? Pourquoi les arts décoratifs sont-ils qualifiés de « féminin » et méprisés ? Pourquoi, encore aujourd’hui, les ouvrages sérieux sur l’art omettent de parler des femmes ? Et est-ce possible de parler des femmes artistes sans les associer aux structures de l’histoire de l’art conçue et dominée par les hommes, en les considérant dans une catégorie séparée ?

Elle s’amuse à proposer de modifier les normes linguistiques du genre.

Certaines composantes du discours tenu par les femmes sont donc à garder, d’autres à acquérir. En effet, l’accès ou le retour des femmes au travail collectif, aux lieux publics, aux relations sociales, exigent des mutations linguistiques. L’obligation de revoir la règle du pluriel mixte s’exprimant au masculin en est un exemple. Et à qui objecterait qu’il est impossible de modifier cette norme linguistique, qu’elle est d’ailleurs sans importance – le masculin représentant le terme « neutre » ( ?), le genre « non marqué » (?) – je proposerais de voter la loi suivante : un an, le pluriel mixte sera masculin ; l’année suivante, il sera féminin.

Elles ce sont Ute Meta Bauer, Sandra Hastenteufel et Tine Geissler qui archivent les références des travaux d’artistes femmes au cas où un commissaire d’exposition oserait les disqualifier voire nier leur existence.

En Allemagne, à la fin des années 1980, on trouvait peu d’artistes disposées à s’engager sur la question féministe, de peur d’être étiquetée et de perdre sa chance de percer dans la sphère commerciale de l’art.

Elle est décrite par les médias comme un être asexué « vêtue de façon détendue d’un tee-shirt lavande et d’une salopette d’un noir délavé, le visage sans maquillage encadré d’une chevelure grise, frisée… ». Lorsque, dans les années 1960, elle avait pris la décision de consacrer sa vie à la peinture, elle avait pensé : « cela signifie ne jamais me marier ni avoir d’enfants. C’est un peu comme entrer dans les ordres ».

Ses vêtements, ses fards, ses bijoux sont ce par quoi elle essaie de se donner une enveloppe, des enveloppes. Elle ne dispose pas de l’enveloppe qu’elle est, elle doit en créer d’artificielles.

Elle se maquille, se masque et se travestit. Elle se donne des rôles et joue avec ceux qu’on lui attribue.

L’hybridité […] Je trouve que le terme peut aussi être utilisé pour rendre compte de la manière dont le pouvoir se trouve affecté par l’incertitude entourant l’identité sexuelle, lorsque les femmes s’approprient les symboles familiers de l’autorité masculine. […] Paradant l’autorité politique d’une manière caricaturale, Margaret Thatcher a adopté une voix plus grave, des vêtements coupés sur mesure. Elle s’est construit une image sans équivalent chez ses homologues masculins.

…refuser tout rôle, pour, au contraire, rappeler cette « vérité » hors du temps, ni vraie ni fausse, inencastrable dans l’ordre de la parole ou du symbolisme social, écho de nos jouissances, de nos paroles en vertiges, de nos grossesses. Les rappeler comment ? – En écoutant, en remarquant le non-dit du discours fût-il Révolutionnaire, en relevant ce qui, à chaque instant, reste insatisfait, réprimé, neuf, excentrique, incompréhensible, dérangeant l’entente des installés.

Elle choisit des lieux d’intervention dévalués, elle s’intéresse à des domaines d’étude sous-estimés, elle consacre beaucoup de temps à des activités considérées comme mineures.

Chaque étudiant doit être considéré comme un individu particulier et traité en fonction de ses besoins. Une réflexion critique sur ma propre expérience d’étudiante le souvenir de classes ennuyeuses m’ont permis non seulement d’imaginer que la classe pourrait être un lieu stimulant, mais encore que cette excitation pourrait coexister avec un engagement intellectuel et académique sérieux. […] La capacité à générer l’excitation dans une classe est profondément affectée par les marques d’intérêt des uns pour les autres, par l’écoute et la reconnaissance de la présence de l’autre. […] … Il faut aussi déconstruire la notion traditionnelle que seul le professeur est responsable de la dynamique de la classe.

Elle est consciente des limites des théories féministes et s’applique à démontrer que les formes de l’oppression sont multiples et contextuelles.

Étant donné que je suis une femme noire qui s’intéresse au mouvement féministe, on me demande souvent si le fait d’être noire est plus important que celui d’être une femme ; si le combat féministe pour mettre fin à l’oppression sexiste est plus important que le combat contre le racisme ou inversement. Toutes ces questions sont fondées sur une pensée compétitive, exclusive, sur la croyance que le moi se forme par opposition à un autre. Donc, si on est féministe, on n’est pas autre chose. La plupart des gens sont éduqués à penser en termes d’opposition plutôt que de compatibilité. Au lieu de considérer le mouvement anti-raciste comme totalement compatible avec l’engagement pour mettre fin à l’oppression sexiste, ils considèrent, l’un et l’autre, comme deux mouvements en compétition pour la première place. Quand on pose la question : « Es-tu féministe ? », on traduit immédiatement la réponse positive par : elle n’est pas intéressée par des questions politiques autres que le féminisme. Dans le cas d’une femme noire, une telle réponse est vite interprétée comme une dévaluation de la lutte pour mettre fin au racisme. Craignant les malentendus, les femmes noires et les femmes appartenant à des groupes ethniques exploités ou opprimés ont de la difficulté à exprimer leurs intérêts et leurs engagements pour les questions féministes. […]


Elle, c’est un éternel début. Elles se sont autant de femmes que de différences entre elles, autant de démarches que de définitions de « démarche », autant de biographies que de méandres biographiques. Autant de formes d’écriture que de sujets de réflexion.

Elle avait la sensation constante (et les taxis passaient) d’être en dehors, en dehors… […] Comment avait-elle pu traverser la vie avec les bribes de savoir que Fräulein Daniels lui avait données ! elle ne pouvait le comprendre. Elle ne savait rien ; ni langue étrangère, ni histoire… Et cependant elle se laissait absorber : tant de choses ! les taxis qui passaient ! … Un seul don : connaître les gens presque par instinct, pensait-elle, en marchant.

… Elle se trouve distraite par la reconnaissance d’une fâcheuse habitude à laquelle elle revient toutes les fois qu’elle a une discussion théorique, à savoir la tendance à transformer en narration la théorie par l’interpolation de ce qu’elle appelle une « expérience concrète » sous la forme d’un pronom à la première personne et d’un verbe comme, par exemple : « Oui, j’en parlais avec.. » ou « Je lisais ce livre de … », ou, pire encore, « Hier, en descendant Broadway, je pensais… »

Il est temps, maintenant, de s’embarquer pour cette marche ou peut-être seulement pour une partie de celle-ci. Sa complexité pourrait n’apparaître qu’en chemin et, comme elle, ce discours va revenir sur ses pas, faire digression.

Elles, ce sont quatre femmes architectes, quatre œuvres du XXe siècle, quatre personnalités ancrées dans quatre grandes villes, et dont l’histoire personnelle retrace des parcours migratoires issus de quatre environnements distincts, de quatre continents culturels. Lilly Reich - Berlin (1885 Berlin), Lina Bo Bardi - Sao Paolo (1914 Rome), Denise Scott-Brown - Philadelphie (1931 Nkana; Zambie), Zaha Hadid.- Londres (1950 Bagdad). Ce sont aussi quatre processus de travail et de réflexion bien différents ; quatre positions, dont aucune ne renieraient une attitude commune envers l’idée qu’une diversité de pensées et d’intérêts loin de disperser le sens, le renforce et accentue sa valeur suggestive. Quatre titres d’architecte portés en parallèle avec d’autres : designer de meubles, architecte d’intérieur, sociologue, urbaniste, aménagiste du territoire, paysagiste, artiste. Pluralité à la fois revendiquée par les protagonistes mais déniée par l’histoire, trop contente de pouvoir effacer des biographies, le titre d’architecte au profit de celui des arts dits mineurs.

Elles, ce sont aussi ces cris, ces pleurs, ces rires, jamais hystériques, parfois colériques. Elle, c’est Beate Schnitter – Zurich (1929 Zurich, éduquée en France, en Irlande et en Hollande) qui a su retranscrire ses humeurs dans un texte volontairement trilingue et entrecoupé de fragments d’objets, de livres ou de chants.

Elle, c’est celle qui évoque le voyage à Capalbio près de Grossetto. La découverte de l’espace construit par Niki de Saint Phalle – Santa Monica (1930 Neuilly-sur-Seine) à l’intérieur du corps de l’impératrice de son Jardin des Tarots. Un espace d’une folle gaieté, d’une impressionnante félicité de vivre, où tant de thèmes de l’habitat moderne se retrouvent comme pliés, incurvés, plaqués dans ce creux corporel. A l’intérieur : une partie vide, une partie pour dîner, une partie pour cuisiner, une partie pour se laver, une partie pour sommeiller… et à l’extérieur, une toiture-terrasse sur le dos de ce sphinx réinventé. A l’intérieur, des milliers d’éclats de miroir tapissent les murs et les meubles, indifféremment couvrant tout et transformant ce corps creux en un espace sans fin et ceci dans toutes les directions, un immense monde stellaire, un kaléidoscope sphérique… Ce serait à la fois les paillettes de la fête tout comme une ode à la déconstruction de l’image. Ici, les miroirs ne représentent pas d’image, ils ne reflètent pas l’unicité de l’espace mais bien plutôt sa perméabilité, sa façon de ne jamais tout à fait clore un intérieur d’un extérieur. En effet, s’y reflètent tellement de choses: un morceau de ciel ou un fragment de feuillage d’olivier, parvenu jusqu’au-dessus de cette table, on ne le sait comment; un bout d’étoffe rouge appartenant probablement à un visiteur impossible à détecter ; ou encore une face de votre visage, collé au reflet de cet œil noir dont on cherche là encore, le propriétaire. Ainsi l’irrégularité de découpe et la pose à facettes de toutes ces petites surfaces planes et miroitantes démultiplient la perception de l’espace, se jouant de ses références euclidiennes.

Elle est celle qui réinvente, dans le corps de la reine du ciel, un espace à la fois clos et protecteur et, par scintillements infinis, ouvert sur la nature, ses couleurs, ses détails, son monde environnemental. Elle habite et construit des sculptures habitées.

Je suis l’architecte du Jardin, j’ai imposé ma vision parce que je ne pouvais pas faire autrement. Ce jardin a été fait avec beaucoup de difficultés, d’amour, d’enthousiasme fou, d’obsession et plus important que tout, rien n’aurait pu m’arrêter. Comme dans tous les contes de fées avant de trouver le trésor j’ai rencontré sur mon chemin des dragons, des sorcières, des magiciens, et l’ange de la tempérance

Elle est artiste, dit-on. Mais qui sait ? 


© Faces, 2002