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Journal d'Architecture

N° 52 | Eté 2003 | Le furtif

Edito

Sommaire

Cyrille Simonnet
Ne pas voir

Figures architecturales de la disparition

« S’il n’y avait dans l’œil quelque chose du soleil, jamais il ne le verrait »
Goethe


L’architecture entretient avec le visuel une relation a priori sans équivoque. Comme elle le fait avec le pouvoir ou la religion qui affichent toute une signalétique de la puissance et de l’intimidation. D’ailleurs, l’histoire de l’architecture s’est longtemps confondue avec l’histoire des monuments, dont la finalité ostentatoire a justifié la création d’académies chargées pour ainsi dire de rendre conforme le visuel monumental avec la puissance qu’il était censé représenter. La théorie classique a affiné cette idée à partir du concept de convenance, procédure d’adéquation entre l’édifice et la « qualité » du propriétaire, dont le rang justifiait de l’attribut décoratif qui lui était accordé. Pourtant, quelques érudits mis à part, on ne perçoit plus guère aujourd’hui les subtilités ornementales qui permettraient une telle reconnaissance. Le code s’est en quelque sorte perdu. De même, nos yeux balayent quotidiennement des kilomètres de façade urbaine sans qu’on en pénètre l’écriture parfois subtile. Heureusement peut-être. L’attention mérite en effet de flotter, ne serait-ce que pour se mettre aux aguets et mieux embrasser ainsi la surprise lorsqu’elle se manifeste. Que voit-on cependant lorsqu’on regarde effectivement l’objet architectural qui se dresse ainsi, et dont l’encombrante physique s’impose au delà de toute confidentialité ?


Evidence

A cette question, il est encore difficile de répondre. Il faut lire les Evangiles ou Le Corbusier pour nous entendre dire que nous avons des yeux pour ne pas voir… Il nous faut pourtant nous interroger sur le statut paradoxal de ce voir en architecture, dans la mesure où l’évidence même de ces objets qui nous cernent, nous séduisent ou nous agressent, travaille sournoisement avec nos facultés perceptives et cognitives, jusqu’à parfois nous aveugler littéralement. Evidence, avons-nous écrit (de videre, voir) ; c’est bien là tout le problème de ce qui nous pousse à écrire sur et à dire l’architecture. Quelle part du visible se détache effectivement de lui même, pour signifier à la fois la beauté et la justesse, autrement dit la distinction ? Quelle force anime cette qualité de l’évidence pour révéler, au delà de l’optique à proprement parler, cette présence, cette aura que Benjamin a traqué dans ses essais les plus pénétrants? L’architecture est un art saturé de visibilité, pour le dire en d’autres termes, dont l’énergie première est consommée par une formidable ambition : celle de se dresser et de se montrer, de faire face. Or c’est à cet endroit qu’elle prend peut-être le plus de risque, lorsque l’extériorisation devient exhibition, lorsque, comme le dit Baudrillard, l’objet arrive à n’être plus que le figurant de lui-même. L’architecture amplifie facilement ses propres codes de visibilité, aveuglante dans sa posture tautologique, nous interdisant de voir, précisément, au-delà de la grimace immédiate, frontale, obscène, du narcissisme intime et théâtral de la surexposition, nous interdisant de fait toute contemplation, au sens le plus profond du terme.

Précisément, que savons-nous de la contemplation ? Il nous faut solliciter les spécialistes. Par exemple les Pères de l’Eglise. Ainsi par exemple Grégoire de Nysse : « …plus l’esprit, dans sa marche en avant, (…) s’approche d’avantage de la contemplation, plus il voit que la nature divine est invisible (…). C’est en cela en effet que consiste la vraie connaissance de celui qu’il cherche et sa vraie vision, dans le fait de ne pas voir » . Nous y voilà. Cette attitude caractérise paradoxalement le voyant, celui qui devine, perçoit, comprend au-delà de l’apparence des choses, que la tradition platonicienne relègue au rang des illusions. C’est d’ailleurs dans ce sillage, conforté par l’interdit biblique relatif à la représentation des idoles, que l’iconoclasme prendra racine, condamnant toute forme de représentation divine. « Dieu seul est témoin suffisant de soi », écrit Calvin. Effectivement, représenter Dieu n’est pas sans contradiction. Comment l’image, imparfaite, pourrait-elle représenter Dieu, parfait ? Des siècles de scolastique et de casuistique auront raison de cette aporie qui trouvera, notamment sous la plume de Pascal, l’expression d’un compromis subtil, l’image divine comme la nature ayant, dit-il, « des perfections pour montrer qu’elle est l’image de Dieu et des défauts pour montrer qu’elle n’en est que l’image » . Il reste que la contemplation des images — et l’art contemporain nous y invite parfois spectaculairement — suscite dans notre propre faculté à regarder une sorte de courant inverse, qui ferait du regard une forme de dénégation de lui même. « Ce que je regarde n’est jamais ce que je veux voir » dit Lacan. Avançons alors cette hypothèse : l’acte de voir se doublerait d’un ne pas voir, donnant au regard son véritable accent, court-circuitant deux formes de vision antagoniques : ce qui se perçoit (le sensible) et ce qui se conçoit (l’intelligible). La notion de sublime, fréquemment sollicitée aujourd’hui, exprime bien cette posture ambiguë du regard, qui d’une certaine manière s’anéantit au contact (et au profit) de ce qu’il voit, alors que, comme l’écrit Hegel, « l’expression de l’idée se manifeste comme une suppression de l’expression » . On l’aura compris, cette (apparemment) banale question du voir est en réalité particulièrement opaque. Une telle interrogation, au regard de l’architecture, n’est nullement un trompe-l’œil… Et si « apprendre à voir l’architecture », comme nous y invitait naguère Bruno Zevi, demeure une exigence toujours valable aujourd’hui, elle ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur les conditions de visibilité de son objet, alors que l’inflation visuelle qui caractérise notre mode de consommation moderne excite plus que jamais notre regard.


L’antériorité du visible

Dans les lignes qui suivent, nous voudrions évoquer le problème de l’identité visuelle de l’architecture, en le traitant si l’on peut dire aux limites, dans son ombre propre, alors qu’en certaines de ses manifestations, l’architecture en vient à s’effacer littéralement, à disparaître, touchant le fond jusqu’à s’y confondre. On pense notamment à la problématique singulière et paradoxale de l’intégration ou de l’insertion paysagère, données particulièrement ambiguës de la réglementation édilitaire, ciblant la réussite à travers des expressions à proprement parler furtives, où l’objet est appelé à devenir indétectable, comme les appareils fameux de l’armée américaine. Mais il y a d’autres scènes, si l’on ose écrire, qui dressent également le décor de l’invisible. Ainsi de ce courant qualifié de minimaliste, où le « moins » (less) se déploie, dans une mesure toute cistercienne, comme un idéal de pauvreté, d’abnégation. Etrange drapeau qui appelle au silence et célèbre le dépouillement. Dans ce registre, le regard paraît se retourner sur lui même, alors que l’objet fait de l’absence une intensité. Il y a de la dévotion chez les admirateurs de cette tendance, qui sont d’authentiques contemplatifs. Là encore, la relation au visuel joue sur les contradictions du voir et du ne pas voir, faisant des figures de l’invisible la marque attractive de l’objet contemplé. Aussi, ce qui pose problème dans ces expressions limites (« intégration », « minimalisme »), c’est bien le double statut du visuel, qui oppose mais superpose le voir et le « non voir » dans une relation particulièrement abrupte. La peinture des avant-gardes a traversé ce formidable dilemme consistant à représenter la non représentation, à se détruire elle même dans ses procédures d’imitation. Ainsi Rodchenko en 1921 : « Toute surface est une surface et il ne doit plus y avoir de représentation ». Et Mondrian, Malévitch, Duchamp… Ou plus récemment, Donald Judd avec son fameux « no allusion, no illusion ». Combien d’artistes ont ainsi voué leur vie à traquer cette antériorité du visible, comme s’il voulaient arracher le brillant de la représentation au profit de plénitudes essentielles que seul l’esprit pourrait percevoir. « Mais qu’est-ce qui n’existe pas ? L’image que l’œil n’a point vue mais que l’esprit se forme » dit Origène qui aurait fait un excellent théoricien de la peinture abstraite . Renoir rêvait paraît-il d’être un aveugle qui, recouvrant la vue, peindrait ce qu’il n’avait jamais vu. Toujours l’œil, convoqué pour ce qui apparaît comme son péché originel : voir.


Mimétisme et ressemblance

Il y a un point nodal en architecture où se conjuguent et se disloquent à la fois ces deux antagonismes du voir et du non voir. Il s’agit de la ressemblance. Ou plus précisément, de la ressemblance à soi. Voilà un art rebelle aux doctrines pourtant subtilement conciliantes de l’Imitation que Quatremère de Quincy, qui lui consacre tout un volume en 1823, cadrait conceptuellement sous le chef de la vraisemblance (plutôt que la ressemblance). Ce déplacement l’autorisait à valoriser le fictif (par exemple le temple grec qui transpose le modèle de la charpente) au détriment du véridique, qui se réduirait au fond à une simple tautologie : « La pierre en se copiant elle-même ne copie rien, n’offre aucune forme à l’art, aucune variété à l’œil, aucun moyen de rapports à comparer pour l’esprit » . Ce matériau « qui n’aurait à exprimer que de la massivité » ne saurait effectivement raconter autre chose que lui même. Ce point de vue mettra un certain temps à s’inverser, et ce n’est guère que dans ces dernières décennies que le « soi-même » du matériau ou de la construction infusera le projet architectural jusqu’à le confondre avec l’origine fantasmée de son « évidence », de sa « présence », réduisant parfois la discipline à un art spéculatif purement tautologique, l’architecture pouvant s’expliquer « par elle-même », se méfiant de l’investigation critique incapable de « voir » ce que l’objet montrerait si bien de lui même. En quoi alors la question de l’automimétisme ainsi posée touche-t-elle celle du visuel dans le sens que nous cherchons ? En quoi la problématique de la ressemblance nous instruit-elle sur les modes de l’apparaître ou du disparaître de l’objet architectural, appelé ainsi à décliner son identité immédiate, à se désigner à la fois comme une évidence et comme la révélation de son être d’origine, sa pure mémoire ?

Un petit détour théorique nous permettra de nous faire comprendre. Au fond, pour situer cette question du non-voir en architecture, on peut la considérer à partir de deux points de vue. Celui du sujet, et celui de l’objet. Un double principe qualifierait en effet la modalité du disparaître, selon que l’on considère le régime d’effacement de l’objet, ou le régime de l’aveuglement du sujet. L’architecture tangue, tremble, s’estompe, disparaît jusqu’à s’indifférencier : c’est bien l’objet qui est affecté. La ville diffuse ou encore le courant dit déconstructiviste nous offrent le cadre spectaculaire de ce cette procédure d’effacement ; ou bien c’est le regard du sujet lui-même qui se brouille, se trouble, au point de ne plus rien reconnaître. Autrement dit, au régime du « ne pas voir » (sujet), il faut opposer (ou adjoindre) celui du « disparaître » (objet). Or chacune de ces modalités traverse, pour ainsi dire, des états différents, selon par exemple que l’on considère le « ne pas voir » comme une simple myopie, ou bien comme un « refoulement » visuel (une sorte de dénégation optique) ou encore l’effet quasi physiologique d’un interdit affectant le regard lui-même. De même l’objet se manifeste avec plus ou moins de visibilité, présente un certain pouvoir de résolution, qui le rend plus ou moins détectable. Là encore, il y a plusieurs façons de disparaître. De l’indifférenciation à l’effacement, de l’oblitération à l’annulation, l’objet évolue dans ses modalités de disparition. Il y a mieux encore. Comme l’écrit Baudrillard : « Il y a deux façons de disparaître : ou bien on exige de ne pas être vu — c’est la problématique actuelle du droit à l’image, — ou bien on verse dans l’exhibitionnisme délirant de sa nullité. On se fait nul pour être vu et regardé comme nul — ultime protection contre la nécessité d’exister et l’obligation d’être soi » . Voilà un point saillant de notre problématique : quand l’exhibition du nul (du zéro) protège de l’obligation d’être soi. Il y a beaucoup de subtilité dans cette formulation, que nous détournerons volontiers à notre profit pour exprimer le fait que dans son apparence (donc son apparaître), l’objet architectural impose sa visualité comme l’écran sur lequel elle se présente soit comme certitude — auquel cas elle se boucle sur elle-même, miroir de sa propre platitude —, et ainsi s’annule par pur effet tautologique, soit se présente comme son doute, sa perte possible, son ouverture vers cette profondeur qui alors nous affecte comme sujet, nous trouble au point d’ébranler nos opinions ou nos certitudes.


Point aveugle

La notion d’automimétisme trouve ici son meilleur repère. Disons qu’elle fonctionne, dans notre raisonnement, comme un aimant, une sorte de trou noir par où se précipiterait le principe identitaire de l’objet architectural. Entre la myopie du sujet et l’indifférence de l’objet se dresse, comme un fétiche, la figure rassurante du même, évitant de dévoiler un autre possible, apparition de ce qui, dans l’architecture, serait son problème même, son impossible unité, sa sourde dialectique où le concept et la matière n’ont de cesse de se dominer l’un l’autre… De ce point de vue, l’architecture construit sa propre énigme, d’être à la fois l’idée et la substance. Ainsi, sous le leurre identitaire du « véridique » ou de l’authentique, l’automimétisme brille comme le point aveugle de la discipline, énergie négative assurant à force égale l’effacement de l’objet et le refoulement du regard. C’est le principe, implicitement consommé par le regard, qui permet de « ne pas voir », à la fois par excès d’évidence (la « Maison », stéréotype, clone de son standard) et par insuffisance de mémoire, l’autoduplication ou l’indifférence anihilant le dispositif propre du récit domiciliaire.

Répétons-le encore une fois : l’architecture ne saurait ressembler à autre chose qu’elle même. Historiquement, dans le sillage à la fois moraliste et positiviste du XIXe siècle, le principe s’est traduit par un doute stylistique généralisé, débouchant sur une consommation effrénée de modèles. L’éclectisme a ainsi enrichi le paysage urbain, mais l’a encombré au point parfois de le désintégrer et de le rendre illisible. Cette longue crise identitaire s’est alors traduite par une sorte de stade du miroir où la plupart des grands protagonistes doctrinaires ont établi que l’architecture devait avoir « l’apparence de sa construction » (Durand, Schinkel, Viollet-le-Duc, Wagner). Retour à la case départ en un sens, mais avec cette fois l’avantage d’un véritable projet, chargé d’exprimer une conscience de soi aussi haute qu’on puisse effectivement la représenter, le but (édifice) et le moyen (construction) se confondant dans la même image. Alors comme une vague qui éclate en roulant, le processus s’est réalisé dans un formidable mouvement bientôt appelé « moderne ». L’architecture devait enfin trouver son image et son langage, au point de les fixer dans une écriture qui, aujourd’hui encore, constitue l’outil de conception le plus répandu.


Intégration/désintégration

Brouillage : voilà le mode, le plus familier sans doute, qui caractérise notre rapport à l’environnement bâti. Diffuse, confuse, la ville s’étale aujourd’hui dans des « marges » qui occupent plus de terrain que son centre, constituant une matière territoriale problématique. Les repères s’y sont comme démultipliés, au point de constituer un champ d’interférences continu, un bruit, que seule la pratique habitante localisée permet d’articuler. Comme l’ont montré M. de Certeau ou J.-F. Augoyard , ces pratiques sont des formes d’appropriation qui procèdent moins par l’organisation rationalisée du champ visuel que par l’intériorisation de rituels quotidiens, de déplacement notamment (promener son chien, parquer sa voiture, se rendre au travail, etc.). Aussi, ce qui reste en quelque sorte « visible », c’est ce qui peut porter un nom renvoyant effectivement à une pratique. Se perdre en banlieue ou dans une cité est une expérience parfois traumatisante : tout est signe, signal, mais rien n’est « affecté » (pas d’affect, pas d’usage). Pour exister, plus qu’un contour, les choses doivent avoir un nom. On trouve là peut-être une clef pour qualifier cette paradoxale vertu de ce que l’on appelle vulgairement l’intégration en architecture, absorption de la forme par le fond. Comme Courbet envoyant son assistant « identifier » ce qu’il vient de peindre (la scène se passe dans les champs, l’objet est une meule de foin au loin), le regard aime reconnaître pour mieux voir. L’innommé (l’anonyme) apparaît donc comme un degré de l’effacement, au même titre au fond que l’indifférence. Cette dernière affecte le régime iconique (imago), alors que ce qui n’a pas de nom s’annule, se neutralise, se défigure (régime symbolique : figura). A la croisée de ces deux puissance d’effacement se situerait donc cette qualité toute particulière de l’insertion ou de l’intégration, que l’on doit entendre comme une énergie, comme un mode actif mais négatif de l’apparaître. Autrement dit du disparaître : l’intégration est en réalité une désintégration (régime indiciel : praesentia). A certains égards et par analogie, on serait tenté d’assimiler l’intégration à une forme d’impressionnisme ; mais en peinture, à ce niveau, la touche fait retour pour mieux troubler le regard lui-même et déstabiliser historiquement, comme on sait, tout l’édifice de la représentation. Alors que l’architecture, appelée à se conformer le plus possible à elle-même, à se noyer dans le dissolvant de l’automimétisme, aspire aux charges négatives de l’anonymat et de l’indifférence. En cela, elle active dans le regard sa propre négation, elle développe la myopie, elle provoque l’inattention, la distraction. « Ne pas voir » répondrait dans ce sens, à proprement parler, à une forme de refoulement édilitaire de l’architecture. Un désir quasi politique d’assimilation, un brouillage quasi réglementé de la différence, qui justifierait en contrepoint l’exacerbation monumentale que tout pouvoir primaire aime à entretenir.


Less is less

Nous avons évoqué cette autre forme d’effacement, devenu assez paradoxalement ces dernières années une véritable mode, qui se manifeste sous l’emblème du minimalisme. Courant esthétiquement correct, le minimalisme fait l’objet d’une compétition sévère entre certains architectes suisses, britanniques, japonais, portugais, espagnols. Cela est vite dit, mais les magazines que l’on feuillette le montrent abondamment, même s’il y a peu de discours doctrinaire sous cette enseigne (peu bavarde par nature). Le principe d’une certaine retenue dans le langage formel, l’expression « matérielle » plutôt que technologique (la matière plutôt que le matériau), la neutralisation de toute sophistication en matière d’assemblage, de détail, le refus de tout effet de socle ou de scène…, toutes ces mesures sont essentiellement des mesures de rétention, d’effacement. Plus qu’une attitude théorique, il faut y voir une forme d’engagement. Face au degré zéro de l’architecture que constitue « l’architecture générique des grandes aires commerciales, des zones d’aménagement, des centre-villes rénovés » , ludique, exhibitionniste, idolâtre, face à ce « sabotage de la quotidienneté » (Virilio), un front se forme, une éthique se dégage, une nouvelle Réforme s’engage, avec ce même idéal de pauvreté, de simplicité ou de pureté qui animait les protagonistes du XVe siècle. L’architecture cistercienne est née du même antagonisme, qui prônait la simplicité, les surfaces sobres, le dépouillement, et combattait l’ornement. Ainsi, accordé à notre quête théorique du « ne pas voir », le minimalisme procèderait de l’effacement non par confusion, mais par purification, comme on l’entend en religion. Quelque chose comme une discipline — un interdit ? — nettoie les surface, résorbe toute trace manufacturée, éteint les artifices techniques, au profit de la figure du peu, signe improbable du rien. Le minimal épure. Sorte de Haïku matériel, l’objet minimal se veut une simple évidence. Qui se voit, fatalement, mais qui ne donne rien d’autre à voir que le phénomène de sa présence…

Or qu’est-ce qu’une telle « présence », sinon cette présence à soi qui motive en un sens le principe de l’automimétisme ? Le minimalisme en architecture serait en somme une réponse possible à cette perpétuelle énigme identitaire. Une réponse risquée cependant, car elle touche aux forces obscures de l’effacement, de l’oubli. Voilà en quoi cette architecture peut aussi être qualifiée de furtive. Dans son apparition, elle aimerait produire les conditions (visuelles)… de sa disparition. Une disparition toute métaphorique, certes, qui procède notamment des figures (et des ficelles) culturellement éprouvées de l’abstraction (Ando, Pawson par exemple). Mais à y regarder de près, il y a un effet théâtral dans cette tendance. C’est toute la magie du spectacle, qui tient dans ce moment de l’apparaître/disparaître et nous fait croire à ce que nous voyons. Entre la présence réelle de l’objet (sa physique) et l’idée qu’il nous renvoie d’être seulement ce qu’il est (son apparence), il y a du jeu. Notre œil hésite, l’esprit doute, s’émeut, s’émerveille… Le magicien se glisse dans la fente. Il agite les marionnettes d’Epicure et de Pythagore, il fait apparaître, il fait disparaître. Voilà pour finir comment notre propre regard se frotte à son objet : en même temps qu’il voit, il ne voit pas…

 © Faces, 2003