Journal d'Architecture
Cyrille Simonnet
Horizon, horizontal
« Perdu dans l’immensité d’un ciel bleu sans surface, de l’air empilé sur de l’air »
F. Scott Fitzgerald
« A perte de vue / du déjà vu »
Baschung
En titrant de la sorte le dossier du présent numéro, nous pensons à une chose précise : qu’en est-il du lointain dans notre discipline ? Autant la question du détail, par exemple, qui a eu son heure de gloire (dans les années 1970, à partir de deux opportunités : la découverte de Scarpa et l’arrivée de l’optique japonaise), a pu mobiliser toute une réflexion, notamment à partir de l’idée d’un regard approché, autant la question apparemment symétrique et inverse du lointain mérite un certain investissement théorique. De quoi s’agit-il ? Le lointain, l’horizon, ont à faire avec la vision, et plus particulièrement avec la vision horizontale. Il s’agirait de qualifier une certaine qualité de notre capacité à voir, que certaines situations urbaines ou paysagères conditionnent spécifiquement.
Ce dossier traite ainsi du visuel sous cet angle assez particulier. Aussi bien l’étendue de notre environnement aménagé que les systèmes d’échange et de communication modifient la signification de ce terme : horizon. Notre consommation du proche et du lointain est bouleversée par le déplacement, la vitesse, les modifications stationnaires, etc. Question : est-ce que l’architecture, la ville participent à cette dilatation de l’horizon ? Le bédouin sort de chez lui : son regard porte à 300km. A l’opposé les villes sans fin, la « ville-territoire », consomment leur horizon d’une manière spécifique. C’est ce spécifique qui mérite d’être approfondi. Autrement dit : que voit-on encore lorsque le regard se perd dans la brume lointaine de sa capacité ultime à discerner, et alors que ce lointain n’apparaît plus, mais qu’il signale malgré tout encore et toujours cette expérience moderne de la ville, de la route, du paysage ? Entre la représentation cartographique, la vue d’avion, le « point de vue », le panorama…, tout cela revisité par des expériences graphiques (ou cinématographiques) originales, il y a matière à interrogations.
En même temps que l’horizon proprement dit, ce dossier interroge également la nature perceptuelle, matérielle, de l’horizontal. Au regard de l’architecture, art de l’élévation par excellence, comment cette dimension est-elle travaillée, activée dans la procédure de projet ? De nombreuses situations de projet, aujourd’hui investies par les architectes, exigent une attention nouvelle tant au niveau des sols que des plans horizontaux. La théorie du rabattement a longtemps fonctionné comme système de composition, hiérarchiquement dominé par le principe souverain de l’élévation, de la façade ; ce qui se tient debout, se dresse, s’élève, est conforme à toute une tradition anthropologique privilégiant l’axe vertical, vecteur de domination et de transcendance ; tout comme le bas — la bassesse —, le couché, connotent des valeurs négatives. Pourtant, toute situation présuppose un site, et tout site touche terre. Même le projet de Ville volante de Georgui Kroutikov (1928) s’arrime à une espèce de sphère qui a l’air de fonctionner comme une planète… Voici donc interrogée cette partie intime du projet, ses dessous, sa sous-couche, là où il rampe, là où il s’affaisse, s’aplatit. Horizontal, horizon, deux excès en somme que ce dossier tente sinon de circonscrire, au moins de nommer.
© Faces, 2004