Journal d'Architecture
Cyrille Simonnet
Hostilité
Guerre, architecture… Il y a une assonance douloureuse dans cet assemblage. Face à la destruction subite, quel sentiment autre que la désolation peut-on opposer ? La guerre détruit, rase aveuglément l’ouvrage de l’homme, ne laissant que ruine et tristesse sur les territoires qui furent sa cible. A certains égards, la destruction, brutale et violente, se situe à l’exact opposé de la construction, soignée et attentive. Tension asymétrique... Disons que la guerre et sa fougue destructrice constituent une possible référence en creux, un trou noir, une tache aveugle, une pulsion révulsive dans l’imaginaire bâtisseur.
Combien de civilisations ont disparu ou sont nées dans le désordre de l’affrontement ? Combien de peuples ont péri dans le sacrifice dramatique de la guerre ? Il n’est pas vain de questionner notre discipline sous le feu de cette activité aussi barbare qu’humaine. D’une certaine façon, la domiciliation représente le mémorial pérenne d’une société paisible — d’une société en paix. Un instrument d’existence et de préservation, que seule la guerre, quelle que soit sa forme et sa modernité, voue à l’anéantissement. Aussi, sous la lumière noire de l’arme destructrice, peut-être peut-on discerner quelques indices dignes d’attention. L’œuvre dans sa puissance négative absolue. Ce fantasme a été programmé par des militaires de tous temps. Il a été également formulé allégoriquement par de nombreux artistes. Architecturalement parlant, il n’est guère envisageable, sinon par l’absurde, ou en tant que… projet. Mais dans leur propre matérialité, comment l’architecture, la ville accusent le coup de canon ? Comment la grande croûte minérale que déploient nos sociétés fébriles affiche ou révèle les signes de sa vulnérabilité ? La ruine, objet de tant d’ambiguïté, est-elle l’indicateur d’une rêverie, d’une interrogation, d’une nostalgie, d’un désespoir ? La destruction, massive ou chirurgicale, aurait-elle une signification qui resurgit sur l’idée de bâtir, au sens le plus noble du terme ? Voilà le type de question qui nous a poussé à ouvrir un tel dossier. Car outre l’actualité, qui ne cesse de nous solliciter, ouvrant la question de la guerre sur la béance absolue de ses nouvelles références, alors que, tout comme le monde, l’hostilité se globalise et que la bataille ne connaît plus ni champ, ni terrain, ni front, — la mémoire semble nous embarrasser, tant la démultiplication planétaire des conflits harcèle notre quotidien. Si les Egyptiens anciens construisaient pour l’éternité, aujourd’hui les hommes ne le font guère que pour l’immédiateté. Voire même en intégrant la fatalité de la destruction ou de l’anéantissement, dans le vertige affolant de la construction désordonnée, désorientée, tous azimuts… Paul Virilio a formulé quelques avertissements pénétrants à ce sujet. Poussée encore par l’obsédante question de l’identité de son objet (la construction) aux confins de son existence (la destruction) FACES consacre ainsi quelques unes de ses pages à cette terrible équation entre guerre, architecture et ville.
L’élaboration de ce dossier a été confiée à Rémi Baudoui et Anna Grichting, qui achèvent l’édition de Urbicide, urgences, durabilité. Reconstruction et mémoire, actes du colloque organisé à l’Institut d’architecture de l’Université de Genève en novembre 2000.
© Faces, 2004