Journal d'Architecture
Cyrille Simonnet
Faux vrai. Vrai faux
Prenons le temps de lire ce courrier daté du 20 avril 1953, signé Jacques Minet, collaborateur à Alger de l’agence Perret : « Monsieur Claro a fait peindre en gris un poteau pour essai. C’est encore plus laid que le béton brut avec ses ragréages apparents. Nous voulons faire un essai d’enduit sur poteaux et colonnes avec bouchardage du béton. Je me rappelle avoir vu des enduits bouchardés aux Beaux-Arts Paris. Nous aimerions que vous nous donniez quelques précisions techniques pour nous éviter des essais et recherches, notamment : épaisseur de l’enduit, y a t-il lieu de le faire plus épais pour éviter le décollement ? (…) composition du mortier (…), époque à laquelle l’enduit est bouchardé ». La réponse arrive le lendemain : « Nous vous transmettons des précisions concernant les enduits bouchardés exécutés quai Malaquais par Orliange : Sur fond de brique pleine neuve hourdée au mortier de ciment, dégrossissage au mortier de ciment Portland de 7 à 8 millimètres d’épaisseur. 12 heures après, enduit de finition de 7 à 8 millimètres d’épaisseur, dressé au bouclier. 5 à 7 jours après, bouchardage à la tête 8 x 8. Le mortier n’a pas une composition spéciale. Les éléments du sable ne dépassent pas 5 à 6 millimètres ».
Autrement dit : comment faites-vous votre faux vrai béton ? Il ne s’agit certes pas de confondre le chantre du véridique ou de l’authentique en matière de construction en béton armé. Après tout, ce petit dialogue s’est peut être effectué dans le dos du maître. Mais il souligne spectaculairement (malgré la confidentialité de l’échange) la fragilité matérielle de cette qualité de véridique ou d’authentique à propos d’un matériau, si l’on ose écrire, privé de nature. Comment faire en effet pour que le béton apparaisse non comme il est, mais comme il devrait être ? Les auteurs qui ont fustigé le faux au XIXe siècle (Ruskin, Viollet-le-Duc) ne connaissaient pas le béton, « pierre factice » à peine inventée. Dès lors qu’il est apparu (et qu’il devenait apparent), d’innombrables discussions ont animé le milieu des constructeurs. Dans ce débat, Auguste Perret se fit le défenseur d’un mode de véridique visuel non dénué d’ambiguïté. Comme on sait, il traitait ses bétons avec un soin maniaque, visant notamment à exprimer visuellement une valeur proche de sa nature véritable, matérielle et structurelle. A tel point que sa touche (et sa retouche) en surface occasionnait une bonne dose de surtravail, la surface visible, garante de l’honnêteté, relevant d’une opération propre, spécifique, supplémentaire. Supplément ou plus-value que l’on pourrait bien appeler en l’occurrence la couche d’authenticité du matériau...
Vrai faux
Dans les années 1980, l’architecte des Monuments historiques responsable des restaurations au Couvent de la Tourette de Le Corbusier n’avait pas pris la mesure de la difficulté de l’œuvre. Ainsi, sur la façade sud, au droit de la cage d’escalier dont la face extérieure est traitée en béton brut de décoffrage, l’ouvrier chargé de réparer les éclats qui défiguraient le béton a-t-il opéré un simple ragréage, consistant à tartiner à la truelle les trous et les gerçures avec du ciment. La différence de gris, de grain, de texture saute aux yeux, créant une tache particulièrement visible (et laide). Le problème de cette espèce de rustine est qu’elle tentait encore, par l’artifice d’une sorte de traitement graphique, de restituer l’aspect décoffré du béton d’origine (ainsi que l’empreinte de la platine de fixation des câbles de précontrainte). En l’occurrence, le maçon a tracé avec le tranchant de sa truelle des lignes horizontales prolongeant celles du coffrage d’origine. L’effet est sans appel : le creux de l’incision inverse, visuellement, le relief propre au débordement de la matière dans les joints de coffrages, et son tracé incertain achève le tableau en soulignant, comme si c’était nécessaire, l’incongruité totale de l’intervention.
L’anecdote révèle quelque chose de tout à fait fondamental. Outre la question, devenue presque académique aujourd’hui, des limites acceptables de « restaurabilité » de l’architecture en béton armé, l’intervention sur la peau d’un ouvrage pose le problème de l’authenticité en des termes abrupts. En l’occurrence, refaire à l’identique présuppose que le « id » (le référent de ce qui est précisément identifié) soit constituable comme référent éventuellement duplicable. Or la spécificité du béton est en partie d’être issu d’une activité à la fois chimique (dessiccation) et mécanique (trituration), le produit résultant affichant un composé graphique totalement aléatoire (dans le registre moyen du grain et du gris attendus). La tache a pu ainsi constituer une valeur ajoutée au matériau, dès lors que la géométrie de l’ouvrage savait l’intégrer en tant que telle. Aussi, dans le cadre d’une restauration comme celle que nous évoquons, il importe de saisir la valeur de l’original et de ne pas tomber dans le piège de la composition. Car à l’origine d’un tel fragment, il n’y a ni couleur, ni dessin. Il y a un condensé d’histoire matérielle et ouvrière, brillant comme un éclat de voix, douloureux comme un cri. Justement ! Perret aimait faire « chanter » le point d’appui… Le Corbusier et Xenakis n’auront fait que tracer les lignes de la partition où devait s’inscrire la mélodie d’une gestualité authentique – jusqu’à l’acte de restauration lui-même.
© Faces, 2005