Journal d'Architecture
Cyrille Simonnet
Fenêtre sur ville
Avant de prendre son sens commun, aujourd’hui, de caractère propre à la ville, le terme urbanité, écrit Alain Rey (Dictionnaire historique de la langue française), « est emprunté au dérivé latin urbanitas "séjour de la ville" et "qualité de ce qui est de la ville", en particulier la politesse de mœurs, le bon ton ». Séjour de la ville… Qu’est-ce que cela veut bien dire ? Faut-il entendre être à la ville comme on est au salon ? Là où peuvent effectivement s’exprimer les bonnes manières et où la civilité, la convivialité se donnent libre cours, quand une sorte de bien être bourgeois et satisfait comble le citadin ? Encore faut-il que son quartier lui ressemble et qu’il en préserve la privacité implicite, ce qui n’est guère compatible avec l’idée même de ville, de polis. Façon un peu désinvolte, peut-être, de considérer la ville comme une villégiature passagère, une résidence secondaire permanente en somme, où les bonnes manières et l’enchantement ne font jamais défaut. La ville, mais vue depuis la fenêtre du salon.
Si urbanisme fait un peu technocrate, urbanité fait un peu démodé. La notion est légèrement mondaine. Est-elle une catégorie pour autant ? Une catégorie sociologique, une catégorie urbanistique ? Une question de vie ou une question de ville ? D’ailleurs, y a-t-il encore une différence ? Les sociologues nous affirment que les modes de vie se sont bel et bien urbanisés, où qu’on habite. Le spectre de la ville s’est désormais répandu dans tous les interstices aménageables de la planète, ou peu s’en faut.
L’urbanité a-t-elle accompagné l’urbanisation ? Non, si l’on mesure cela à partir des courbes de la nuisance ou de la délinquance. Pourtant, dans le sillage impétueux des aménagements et des réparations qui agite en permanence le territoire marqué par l’homme, toute une quantité d’artifices contribuent à favoriser le vivre ensemble, le bien être citadin. Ces artifices sont à la fois le mobilier, l’équipement, les espaces publics, les traitements divers que subit l’ère urbaine, mais aussi les dispositifs réglementaires ou sécuritaires, les codes et les manières qui régissent la vie publique, la collectivité. L’urbanité est à ce niveau de généralité, qui tisse comme une couche légère de bien être par dessus l’agitation grégaire, permettant que s’inventent quotidiennement des formules de réciprocité, voire d’amabilité citadine.
FACES hisse cette bannière vaguement vertueuse et vaguement heureuse de l’urbanité. Il faut y voir également le souci de faire connaître l’orientation prise par certains travaux, certains enseignements dispensés à l’Université de Genève. L’attachement aux formes (et à leur signification) qui a longtemps caractérisé notre revue – c’était l’air du temps, l’ère d’une Suisse engagée dans le paradigme tendu de l’abstraction artisanale – se décrispe un peu. On aimerait retrouver un peu de vie, entendre un peu de bruit, désobliger l’assurance orgueilleuse de la perfection – qui au fond n’est qu’un symptôme.
Donc « urbanité » poursuit cette quête des marges que nos précédents numéros ont engagé, cette mise en crise de ce que nous avons pu appeler l’ « identité à soi » de l’architecture. Marges totalement civilisées, certes, et qui n’ont rien de tragique. Tout un monde de pratiques (urbaines) font de la ville le palimpseste saturé des traces de l’occupant qu’est l’habitant. L’architecture, qui a depuis longtemps abandonné ses vertus monumentales, participe-t-elle encore de ce chahut des choses, des rues, des lumières, des vitrines, des trottoirs ? Comment le fait-elle ? A t-elle toujours vocation d’ordonner, d’harmoniser ? L’urbain l’a phagocytée au point de la rendre tout juste serviable. Heureusement, un peu d’urbanité subsiste, qui rend attractive parfois l’agglomération, l’accumulation humaine et matérielle, inventant toutes sortes d’objets et de codes qui produisent la vibration heureuse de notre séjour en ville. Urbanité : c’est un peu la ville Opéra, à l’heure de l’entracte, et en dehors des heures d’affluence.
© Faces, 2005