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Journal d'Architecture

N° 61 | Hiver 2005-2006 | Flux

Edito

Sommaire

Cyrille Simonnet
Flux


Aujourd’hui, tout le monde bouge. C’est un lieu commun de la sociologie que d’affirmer que la mobilité constitue l’une des caractéristiques majeures de l’époque contemporaine. Sur la planète, à présent mondialisée, comme des électrons autour de leur noyau, les hommes s’agitent, se déplacent, courent dans tous les sens, animés d’une inépuisable énergie. La ville, le territoire, la nature sont saturés d’artifices qui à la fois aident et poussent à ce tumulte. Un flux permanent anime la surface du globe, qui vibre de millions d’allers et venues, de voyages, d’errances, de départs, d’arrivées. Dans cette agitation, des corps, des machines, des ondes conjuguent le mouvement à tous les temps, à toutes les vitesses, dans tous les espaces. Le risque que tout s’arrête affole encore plus le ballet. On ne saurait concevoir une telle hypothèse. Elle nous hante cependant, alors que le prix du baril de pétrole poursuit son ascension inexorable.

Soyons plus précis. Qu’est-ce qui crée le mouvement ? Il y a quelques décennies, l’anthropologie nous apprenait que les sociétés archaïques vivaient sur la base d’un triple échange : des biens, des femmes, des mots. Transposé dans nos catégories modernes, un mouvement incessant de marchandises, de personnes, d’informations. Triple flux, dont l’établissement humain porte la marque à différents niveaux. Un premier niveau concerne les infrastructures d’échange. La route et ses ouvrages en sont l’emblème majeur. Le chemin comme inscription territoriale du mouvement. Un second niveau concerne le véhicule lui-même. Automobile, avion, train, bateau… Ces habitacles destinés à se mouvoir ont engendré un design aujourd’hui familier. Troisième niveau enfin, celui de l’information. Si l’onde est invisible, le flux qu’elle véhicule est infini, immense, impalpable. L’échelle spatiale de l’émetteur et du récepteur est quasi insignifiante (au regard des deux autres). Mais ce flux génère des comportements qui affectent la civilisation toute entière. L’écrasement du temps sur l’espace, la vitesse, le « direct », le « temps réel »..., tout cela bouleverse la notion même de mobilité, qui devient la forme immanente de notre façon d’être au monde. L’exemple du « flux tendu » est instructif : pour éviter l’immobilisme des stocks, les marchandises sont en mouvement perpétuel, emmagasinées dans des camions qui sillonnent les grands axes routiers, prêts à décharger au lieu et au moment opportun. Nous aussi fonctionnons en flux tendu. Dans notre emploi du temps, notre repos domestique ressemble à une halte passagère au milieu de nos activités.

Comment l’architecture, essence du repos et du séjour, art de la stabilité, intègre-t-elle cette dimension du flux ? Nombreux sont les équipements, les édifices voués à ces programmes : métros, gares, aéroports, stations services… Il ne s’agit pas d’en faire l’inventaire. Mais il nous semble intéressant de confronter cette catégorie (« flux ») à un certain nombre de situations urbaines ou architecturales. En réalité, cette interférence entre le mouvement et le bâti ne date pas d’aujourd’hui. Rappelons par exemple que l’ingénieur Perronet, créateur de l’École des Ponts et Chaussées en France (1743), profile les arches et les piles du pont de Neuilly, puis du pont Louis XV (aujourd’hui pont de la Concorde), en fonction de l’écoulement des eaux. Les piles réduites à des colonnes, et l’onde élégante des « arches tendues » contribueront à la reformulation des bases visuelles du classicisme. Comme l’a finement analysé Michel Serre, la science hydraulique s’offrira comme modèle tout au long du dix-neuvième siècle. On le sait peut-être plus par la littérature et la peinture que par l’architecture. Puis, quand la convulsion aura gagné la société toute entière, quand tout ne sera plus qu’un grand flux de marchandises, de véhicules, de passagers, de mots, d’images, de sons, ce sera le modèle de l’information – take off de l’économie mondiale – qui servira d’étalon, de gradient pour évaluer et anticiper – à très court terme – le devenir de la planète.

En exagérant à peine, dans la représentation que l’on se fait de l’architecture, on peut affirmer que le flux a effacé le monument. Intuitivement, cela s’entend. Le mouvement, le déplacement sont antinomiques de la puissance posée et ostentatoire de ce symbole à grande échelle qu’est le Monument. Même des objets aériens et dynamiques, comme le monument à la Troisième Internationale de Tatline, sont des éléphants. Cela ne veut pas dire pour autant que l’architecture est désespérément et fatalement en arrière de toute cette effervescence. D’abord, ne serait-ce que comme marchandise, elle participe dans sa matérialité de toute l’activité économique, basée sur l’échange. Ensuite, dans sa vocation essentiellement utilitaire, elle accompagne, facilite, voire suscite la fluidité requise dans ses programmes. Nous pensons aux gares modernes, ces ensembles que le jargon appelle « plateformes d’intermodalité », conjuguant toutes sortes de déplacements, parfois antinomiques (le passager que l’on doit drainer au mieux dans la grande coulée des heures d’affluence, et que l’on doit retenir dans les couloirs qui sont devenus des centres commerciaux). Enfin comme langage, comme manifeste visuel, comme symbole, l’architecture continuera de nous faire signe et de nous entretenir sur notre condition moderne. Ainsi, depuis que les ordinateurs contorsionnent l’aspect des bâtiments, on n’hésite pas à nous raconter par exemple que le vent – un flux d’air, donc – justifie ici tel gauchissement, là telle cambrure ou telle distorsion… Le plan de la ville haussmannienne lui même n’est-il pas né en partie d’un souci de contrôler les débordements, des flux de manifestants ? Face à ce débordement sémantique, nous voulons poser quelques repères. Voilà pourquoi FACES met aujourd’hui ce mot en exergue.

© Faces, 2006