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Journal d'Architecture

N° 62 | Printemps-été 2006 | materia povera

Edito

Sommaire

Cyrille Simonnet
materia povera


Qu’est-ce qui distingue le matériau de la matière ? Pour répondre à cela, il faut soit une longue dissertation, soit un dictionnaire. Commençons par ce dernier. « Matière : (…) produit destiné à être employé puis transformé par l’activité technique. Voir matériau. » Allons-y : « Matériau : matière servant à la fabrication. » On trouve également une définition spécifique pour le pluriel : « Matériaux : les diverses matières nécessaires à la construction. » La fabrication (chez nous : la construction) étant une activité technique, les produits qu’elle transforme (la matière donc) sont effectivement des matériaux. Retour à la case départ. Pour avancer, il faut alors chercher du côté des définitions plus fondamentales (appelées « philosophiques » par le dictionnaire), sémantiquement plus fécondes, comme (pour matière) « substance qui constitue les corps, qui est objet d’intuition dans l’espace et possède une masse mécanique » ou encore (pour matériaux) « éléments constitutifs d’un tout ». Ces précisions nous aident car elles concrétisent leur concept et nous offrent, comme sur un plateau, des indices définitionnels extrêmement précieux. Ramenés à l’architecture, ces indices sont plus que des qualificatifs ; ils sont véritablement des schèmes de compréhension. Ainsi, la matière serait du côté de la substance, et le matériau du côté de la forme ; ou, pour être plus nuancé, étant donné par exemple un état intermédiaire et imaginaire entre la matière et le matériau, la première, la matière, regarderait du côté de sa constitution intime (substance, masse mécanique, forme), et le second, le matériau, du côté de sa structurabilité, de sa déployabilité, la figure du « tout » lui conférant en quelque sorte sa singularité.

A présent, venons-en à notre titre : « materia povera ». Qu’est-ce que cela signifie ? La locution résonne bien sûr avec Arte Povera, courant artistique bien connu né en Italie à la fin des années 1960, valorisant comme son nom l'indique des éléments et des matériaux « pauvres », de rebut. L'hybride latino-italien « materia povera » est lui même impur, comme la chose à quoi il renvoie. Ainsi nous apparaît la condition moyenne, statistique et nombrée d’une majorité de la production matérielle de l'architecture (et non de la production architecturale). Il n'est guère aisé d'indexer et de préciser cette condition « quelconque » de la construction. Elle s'exprime cependant à travers quelques situations, voire quelques inventions représentatives. Dans le discours désormais convenu de maints architectes, l'invocation du terme « matériau », comme celui de lumière ou d'espace, fait partie de la routine, au point qu'on n'y prête plus guère attention. Or cette attention flottante ou faible nous semble un indice intéressant en lui même. Notre questionnement est donc : y a-t-il une catégorie distinctive susceptible de signifier cette relative indistinction référentielle, alors même qu'elle se donne comme le quasi habitus lexical du discours architectural ? C'est une problématique théorique qui mérite d’être relevée.

La conception architecturale contemporaine, quand elle s’en donne l’objectif, cherche volontiers à exprimer la matière (comme on exprime le jus d’une orange) comme pour en révéler le suc premier, la voix essentielle. Les « bons » architectes savent accentuer cette part originale (originelle) du matériau, cette dimension de son être non contaminée par la fatalité de l’artefact. À cette occasion, ils parlent volontiers de sensualité. Bien entendu, cette attitude n’est pas sans ambiguïté, et arrive à entrer en contradiction avec d’autres vecteurs de visibilité comme la trace par exemple. Pour autant, les conditions de la construction ne favorisent pas toujours, c’est le moins que l’on puisse dire, une telle ambition. Il y a selon nous, relativement à ce terme, une couche de sens superposable à une façon de faire, où le matériau se réalise non pas comme poésie ou comme manifeste, mais comme une fatalité ordinaire. Comment dire alors l’ordinaire (qui, attention, n’est pas nécessairement médiocre, au contraire !) ? Comment aborder la thématique passionnante du matériau ou de la matière par un côté autre que celui de son lustre, de sa finition ou de sa splendide brutalité ?

Avec l’expression « materia povera », nous ne prétendons pas instruire positivement cette problématique. Etant donné son objet, c’est impossible. Nous avons estimé cependant que certains travaux, certaines réflexions que nous produisons ici touchent incidemment à la question implicitement posée d’une qualité « sans qualité », comme l’homme de Musil, mais profondément présente dans la culture constructive d’aujourd’hui. Ce n’est pas une étiquette péjorative ou provocante. C’est beaucoup plus et beaucoup moins à la fois. C’est quelque chose qui a à voir avec l’absolu quotidien, et avec ce que l’on pourrait encore appeler la « défaveur », voire l’indifférence. Difficile expression, puisqu’à certains égards elle abolit la beauté et la singularité au profit d’une valeur légère, light, de notre relation à la chose bâtie, cette matière dont sont faites les parois de notre quotidien…

© Faces, 2006