Journal d'Architecture
Cyrille Simonnet
L'air
L’air a une histoire el il y a une histoire de l’air. Elle existe, par fragment, mais à notre connaissance, elle n'a pas été entreprise dans sa globalité. Avançons cette hypothèse : parmi les matériaux usuels de l'architecture, il y en a un qui échappe au crayon des architectes (mais non au calcul des ingénieurs). Ce matériau, c'est l'air. La formule « habiter l'air » a été utilisée à plusieurs reprises, par des artistes (Yves Klein, par exemple) et par des architectes (nombreux autour de 1968). La chose semble évidente : où habiterions-nous ailleurs ? À ce titre, l’air n’est pas un élément distinctif, discret, permettant de catégoriser d’une façon ou d’une autre la construction. Pourtant, en tant que tel, l'air subit des manipulations spécifiques qui affectent très directement l'architecture. Rappelons, en manière d'apologue, que l' « invention » même de l'architecture constitue à certains égards une transformations physique de ce constituant atmosphérique primordial. La hutte primitive, dès lors qu'elle préserve ou protège des intempéries et qu'elle peut être chauffée, modifie au moins thermiquement la qualité de l'air enfermée entre les parois de la construction. Au fond, une fois Adam et Eve chassés du Paradis, ils sont enclins à en restituer artificiellement les conditions sinon idéales, au moins climatiques. Voilà donc l'air promu au rang de paradigme majeur de notre bien être ou de notre qualité de vie. Cela, on le savait, évidemment, mais l'a t-on assez dit ?
Dès la plus haute Antiquité, les maisons (en Egypte et en Perse notamment) sont conçues pour en régler l'atmosphère propre. Les premiers préceptes formulés pour construire (Vitruve) précisent explicitement les manières de profiter des courants d'air pour assainir l’édifice. On ne compte pas dans l'histoire, de l'Antiquité au Moyen Age, de la Renaissance au XVIIIe siècle, et après bien entendu, les artifices ou les inventions techniques destinés à contrôler ou améliorer l’environnement aérien dans l'habitation. Le foyer, la cheminée en sont la manifestation la plus commune. Mais la climatisation, la filtration de l'air en sont également des marques explicites. Et c'est sans doute au XIXe siècle, et encore plus aujourd'hui à certains égards, que l'air subit à grande échelle des transformations chimiques capables de le rendre, paradoxalement, irrespirable.
Mais revenons à cette question de l'habitat. Formons cette hypothèse que l’air constitue une entité matérielle susceptible de transformation et d'adaptation utiles à certains modes d'habiter. Comme on l'a dit, cette idée a été maintes fois énoncée. Et bien entendu expérimentée. Mais elle semble tout à fait d'actualité aujourd'hui, alors qu'une mutation lente semble se produire en matière de perception environnementale. Il ne s’agit peut-être pas d’une rupture épistémologique, mais il est clair qu’un nouveau paradigme spatial, que l’on appelle encore indistinctement « milieu » ou « environnement » infuse lentement notre conception de l’espace habité, qui a désormais intégré l’échelle planétaire dans ses catégories. L’air qui fut d’abord craint, fut conquis puis domestiqué. Aujourd’hui, on découvre qu’on le contamine et qu’on l’empoisonne. Dans sa conception moderne, l’air se situe à la croisée de deux grandes offensives. L’une, technologique, l’inscrit dans un processus de contamination généralisé dont on ne sait plus très bien comment l’en sortir. L’autre, sanitaire, le considère comme une denrée à la fois vitale et culturelle. De solennels protocoles tentent de freiner la désolation de notre milieu naturel et de responsabiliser la sphère politique et économique, quand la sphère individuelle a déjà acquis le fait que le « grand » air est source de vitalité et de bonne santé…
Il nous paraît alors légitime, sinon évident, de positionner notre discipline (l’architecture, la ville, le territoire…) par rapport à cette sensibilité émergente. Quelle est la pertinence de cette sensibilité ? Telle est la question initiale que nous aimerions poser. De nombreux artifices liés à l’aménagement trafiquent, directement ou indirectement, cet élément singulier qu’est l’air. Pouvons-nous en nommer et en étudier quelques uns ? Pouvons-nous réveiller ou rappeler quelques doctrines qui ont explicitement invoqué ce matériau ? Pouvons-nous envisager l’architecture et plus largement la ville comme une forme de conditionnement particulier de l’air ? L’objet de ce numéro de FACES est ainsi posé : instruire le dossier de ce matériau aussi incontournable que volatile et tenter de le nommer au plus près et au plus vrai de son habitabilité.