Journal d'Architecture
Ce nouveau numéro de FACES, auquel va faire écho le prochain sur l’Analogie, est consacré à un terme au champ sémantique élastique : l’atmosphère. Cette notion recouvre un large spectre de significations. Historiquement, elle prend racine dans les théories scientifiques du XVIIIe siècle sur l’évolution, la formation des phénomènes non solides, aléatoires, soumis aux lois de l’entropie ; mais elle indique aussi une nouvelle sensation d’immersion du spectateur romantique à la fois noyé dans le flux électrisant de la ville et dans un paysage enivrant, débordant ses capacités sensorielles. La synthèse des deux situations étant située, peut-être, dans le Panorama, dispositif inversé du panopticon de Bentham, lieu hétérotopique qui permettait au spectateur urbain de se trouver projeté, sans transition, dans une situation en suspension, soumis à une vue « sans bords » d’un paysage à faire tourner la tête.
Au début du XIXe siècle, Carl Ludwig Fernow, archéologue et critique d’art allemand, observait dans ses Romischen Studien que «la nature du paysage, en tant que représentation d’une nature idéale, ne requiert aucun contenu spécifique […] L’atmosphère doit naître du paysage, non pas des figures ; seulement lorsque cette sensation se produit, on peut parler de peinture du paysage ». Il est symptomatique que Fernow associe l’émergence de l’atmosphère à la perte d’un grand thème porteur qui puisse s’articuler sous la forme du récit, comme cela était le cas dans les tableaux de Poussin, où les composantes du paysage, parfaitement identifiées, occupent chacune une place définie et se laissent raconter.
Ce que pointe Fernow est une qualité diffuse, comme si l’atmosphère d’une scène dépendait en proportion inverse de la structuration de ses parties visibles. Comme si ce qui assure la cohésion était le traitement du vide et non pas des pleins. C’est à peu près en ces termes que s’exprimait également Sigfried Giedion dans Espace Temps et architecture (1941), lorsqu’il associait les effets de pulvérisation atmosphérique des tableaux de Turner à l’accomplissement d’un espace totalement translucide dans le Cristal Palace de Londres, c’est-à-dire l’avènement d’une vacuité pleine de complications : « l’aquarelle de Turner représentant le col du Simplon, peinte vers 1840, atteint la dématérialisation du paysage et sa dissolution dans l’infini par la représentation d’une atmosphère brumeuse ».
Si l’atmosphère repose sur la capacité d’un artiste ou d’une œuvre à rendre sensible ce qui ne se voit pas, ce qui s’hume et se sent, alors nous sommes dans un exercice proprement réaliste, anti-formel, celui-là même que des historiens de l’art comme Worringer ont opposé à l’art abstrait. Opposer l’atmosphère à l’abstraction, c’est anticiper le débat qui aura lieu, dans les années 1980, entre réalisme et formalisme. Le réalisme s’intéresse aux phénomènes aléatoires et atmosphériques que l’on ne peut pas mesurer ni prévoir et qui sont le propre de l’évènementiel, du moment volé.
Parmi les acceptions que Giedion donne de cette dimension atmosphérique, citons également la description des tableaux d’intérieur du peintre flamands du XVIIe siècle Pieter de Hooch « avec leur atmosphère limpide et leurs panneaux muraux soigneusement équilibrés ». Comme si la douceur domestique, la Gemütlichkeit de la bourgeoisie vaquant à ses occupations quotidiennes, dépendait en premier lieu de cette lumière diaphane emplissant le vide.
Á une échelle inférieure de spatialité, l’équivalent aujourd’hui du terme Atmosphère est celui d’Ambiance. Il indique une qualité générique instrumentée par un savoir-faire technologique, dont on ne peut prédire les effets mais seulement observer la réaction sur le sujet, car elle joue sur la contribution et l’interférence des différents sens. Après la Gestalt, l’ambiance est un nouveau terme clef de la psychologie et de la sociologie expérimentale. Les expérimentations autour de la « mise en ambiance » mesurent ce rapport d’identification – on parle alors de confort – entre l’homme et son environnement, conçu comme prolongement de son propre corps. Cerner scientifiquement cet indéfinissable, c’est à quoi s’emploient, par exemple, les constructeurs d’habitacles plus ou moins grands (cabine d’avion ou habitacle de voiture) dans lesquels voyage l’homme contemporain.
Par Atmosphère on entend rarement une qualité intrinsèque d’un environnement, qu’il soit paysager ou urbain, mais plutôt une modalité de perception, un sentir, qui engage les différents sens. Nous sommes donc en présence d’une qualité associée à un vécu aux contours imprécis. Si cette notion retient notre attention dans ce numéro de FACES, c’est qu’elle véhicule une nouvelle esthétique de l’enveloppement sensoriel, condition très contemporaine du vécu urbain célébré par les poètes romantiques, les surréalistes et les situationnistes. Elle peut se qualifier comme la prise directe des situations sur le spectateur, sans que celui-ci puisse clairement en décomposer les raisons. Elle agit comme un bloc indistinct. Elle exprime une cohérence interne, sans se référer à une composition géométrique ou formelle stable. Elle relève des sensations premières mais n’est pas une cause localisable dans l’espace. Bref, l’Atmosphère est le matériau le plus brut de l’architecture et en même temps le plus évanescent.
Paolo Amaldi, rédacteur en chef
© Faces, 2010