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Journal d'Architecture

N° 72 | Automne | Centre-ville

Edito

Sommaire

La ville classique dans la tradition européenne s'est définie en opposition à la non-ville, à la campagne dont elle a exploité les ressources. Lieu d'accumulation de biens matériels qui dépasse les simples besoins de ses habitants, sa puissance se mesure à l'aune de certains artefacts hautement significatifs qui, pour être réalisés, nécessitent de brûler une part excédante d'énergie collective. L'exhibition de cette part inutile, caractéristique des centralités, peut sembler parfois insolente par rapport à la pauvreté du territoire qui les circonscrit. L'ornement, l'abondance, le parement, la répétition, l'étirement des échelles, sont autant de symptômes des lieux du rassemblement d'hier et d'aujourd'hui : les places, les marchés, les théâtres, les mails, les stades et les musées projetés et voulus par une classe dominante ou de décideurs.

Le damier a été le premier instrument de régularisation de l'espace social rendu mesurable. La reconstruction de la ville de Milet, suite à sa destruction par l'armée de Darius au V' siècle av. J.-C., reposait sur ce schéma, expression d'une organisation idéale de la société. L'urbanisme en échiquier qui informe la ville utopique de Thomas More, Amaurote, est un objet qui procure un plaisir visuel, tout comme les dessins des villes idéales de la Renaissance fermées sur leurs proportions parfaites, circulaires ou hexa-gonales. Comme le rappelle André Corboz, cette utopie de l'espace ordré a traversé les siècles pour se retrouver dans la configuration du Forum monumental d'Antolini projeté au début du XIX' siècle ou dans la Grossstadt de Hilberseimer. Sur le front de la densité et de l'intensité, l'histoire nous a laissé de la ville du Moyen Âge l'image du haut-lieu de la pensée et de la production intellectuelle : un espace où se concentrent biens matériels, individus, commerce et industrie. En réalité, la ville, à son origine, était un espace formellement hétérogène et lâche, qui ne gagna en cohérence et en densité qu'à la suite des épidémies à la faveur desquelles tout ce qui n'était ni humain ni machine fut chassé. La ville moderne hygiénique, tout en maintenant la densité de la ville historique, en a accentué la régularité et la répétitivité, et en a dilaté les échelles.

Les conditions extrêmes de vie dans certaines villes marquées par la surdensité et l'intensité croissante des flux, nous amènent à de nouveaux questionnements qui intègrent des valeurs paradoxales comme la congestion, effet esthétique toujours plus recherché par les concepteurs, mais qui appelle aussi, par réaction, des modes de vie plus nomades et qui font apparaître des centralités mobiles non programmées, portées par la rencontre des individus. Ce que ce nouveau numéro de FACES essaie de mettre en exergue, ce sont d'autres façons de parler de la centralité qui relèvent de pratiques spontanées et dif-férenciées des espaces pouvant cohabiter dans un même périmètre.

Emerge, dans les pages qui suivent, une approche de l'urbain non pas formelle mais événementielle, qui suit en quelque sorte les pas de la Dérive situationniste, réactivant ce qui nous paraît finalement une leçon très féconde : celle présente, par exemple, dans le « Guide psychogéographique de Paris » de Guy Debord dans lequel avait été éliminé des espaces identitaires de la ville tout ce qui constituait et constitue les centres touristiques et spectaculaires et producteurs de mouvements de foules : les boulevards, les axes monumen-taux ou les perspectives. En parlant de Ville à l'exemple de Detroit en phase de ruralisation, de Berlin autour de la Hauptbahnhof, du territoire élargi de Zurich ou encore de Edo-Tokyo la ville entrelacée, ce numéro de FACES tente de reposer la question de la centralité par le biais d'une pratique individuelle qui fait émerger des centralités comme lieux de congestion et d'intensité momentanée, sortes de paysages actifs produits par les habitants que l'on ne peut représenter avec des cartes mais que l'on peut raconter ou scénariser.

Notons enfin que le contenu de ce numéro de FACES entre en résonnance avec un projet majeur actuellement en construction sous les yeux des Parisiens, quarante ans après la démolition des halles de Baltard. Un millier d'ouvriers s'affaire aujourd'hui à la construction d'une nouvelle centralité inquiétante qui a suscité ces dernières années un vif débat en France : un gigantesque temple de la marchandise niché sous une toiture ondulante de sept mille tonnes de feraille ; un dispositif parfaitement calibré pour aspirer et déployer dans ses sous-sols en cascade, les flux organisés des passants et des consommateurs. Un gouffre béant prêt à engloutir dans ses entrailles le plus récalcitrant des flâneurs de Baudelaire, Benjamin et Debord. 

Paolo Amaldi, rédacteur en chef