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Journal d'Architecture

N° 74 | Automne 2018 | GranTicino

Edito

Sommaire

Ce nouveau numéro de Faces essaie de porter un regard renouvelé sur l’architecture du canton du Tessin. L’exposition « Tendenzen, Neuere Architektur im Tessin » de 1975, organisée par Thomas Boga et Martin Steinmann, se proposait de tracer une filiation à plusieurs embranchements, donc polysémique, entre la production tessinoise et la Tendenza italienne. En réalité Aldo Rossi dans l’introduction à la seconde édition italienne du livre L’Architettura della città, soulignait déjà que la question fondamentale n’était pas de qualifier cette tendance mais de laisser se développer «des tendances» qui, dans le présent et le passé, ont pris en compte le rapport entre l’analyse urbaine et le projet architectural tout en restant à l’intérieur d’un « système de pensée ». Entre-temps, en 1981, une autre locution est venue caractériser l’architecture issue d’une attention particulière à son contexte: le régionalisme critique. Posée par Alexander Tzonis et Liane Lefaivre, elle fut reprise par Kenneth Frampton dans son Architecture moderne . Une histoire critique de 1983 qui l’articulait en «six points d’une architecture de résistance», parmi lesquels nous pourrons citer l’attention particulière portée au rapport au sol et à la valorisation du matériau de construction.

Si l’on ne peut pas parler d’école tessinoise mais peut-être d’une «école de tendance», locution bien trouvée de Pierre-Alain Croset, c’est parce que depuis vingt ans cette région est devenue le creuset d’un enseignement de l’architecture, ce qu’elle n’était pas en 1977: Accademia di architettura, Archivio del Moderno (où sont déposés bon nombre de fonds des architectes tessinois) et Séminaire de Monte Carasso dirigé longtemps par Luigi Snozzi et repris ensuite par ses épigones Mario Ferrari, Giacomo Guidotti, Michele Gaggetta, Stefano Moor constituent des lieux où étudiants et chercheurs se confrontent à la problématique territoriale et urbaine, en référence aux textes de Gregotti, Il territorio dell’architettura sorti en 1966 simultanément à L’Architettura della città d’Aldo Rossi . Est-ce que ces lieux d’école et de recherche ont éclot parce que l’architecture réalisée par la première et la deuxième génération des architectes tessinois assumait des postures fortes et communicables, et que leurs postures différentes alimentaient le débat, jusqu’à se confrontrer à la volonté populaire qu’il fallait éduquer ? Nous le pensons (rappelons à titre d’exemple que contre le projet de la passerelle des Bains de Bellinzone fut organisé en 1968 un référendum populaire).

Avec le recul, il apparaît évident que certaines problématiques posées au cours des mêmes années par les meilleures livraisons de la revue Casabella dirigée à l’époque par Vittorio Gregotti étaient en lien avec les recherches des architectes tessinois, notamment les numéros consacrés aux « territoires de la typologie » (I terreni della tipologia , nos 509-510, 1985), à «l’architecture comme modification» (Architettura come modificazione , nos 498-499, 1984) ou, enfin au « dessin des espaces ouverts » (Il disegno degli spazi aperti , nos 597-598, 1993). École enfin dans le sens où, par-delà leurs différences, ces architectes ont su afficher une forme de résistance commune, comme le dit Paolo Fumagalli  vis-à-vis d’un environnement politique et culturel encore archaïque dans une région qui venait de sortir de sa condition de région rurale reculée. À juger de la dynamique des concours de cette époque vers lesquels convergeaient tous les bons architectes du moment, on pourrait dire que depuis les années 1960, les Vacchini, Botta, Durisch, Snozzi, Galfetti, Trümpy, Reichlin, Reinhart, Campi, Pessina, Ponti, se voyaient certainement comme une communauté de penseurs engagés, même si portés par des approches, des tendances très différentes.

Qui dit résistance dit tension vis-à-vis de l’existant. L’objectif de ces architectes était, via des stratégies d’accroche de leurs bâtiments au sol, de modifier le territoire. Une attitude moderne tempérée par la lecture du temps long qui inclut l’histoire topographique et géologique du lieu, ou par une approche large du périmètre d’étude, qui va toujours au-delà de la parcelle sur laquelle est implanté le bâtiment. Ou encore en appliquant une lecture du site qui vise à construire la ville alors que les interventions prenaient place dans des villages, dans des bourgs disséminés sur le territoire ou dans la rase campagne. Selon Alberto Caruso, les architectes tessinois ont souvent pensé en termes urbains mais ils n’ont pas eu d’opportunité de construire la ville car ils sont intervenus à l’intérieur d’une périurbanisation qui en dilue l’impact . Reste une tendance affirmée et partagée – qui d’ailleurs se retrouve dans les œuvres de la nouvelle génération – à une certaine monumentalisation, à «faire plus grand».

S’inscrire dans une tendance vis-à-vis de l’existant signifie adopter une posture claire qui est, simultanément et paradoxalement une garantie contre toute forme de gratuité et qui amenait Francesco Dal Co, dans les pages de la revue L’Architecture d’aujourd’hui, de 1977, à déceler parmi les architectes tessinois une certaine raideur, une propension à mettre en place une «conception mécaniste de la valeur unitaire des projets » qu’il interprétait avant tout comme une critique du Heimatstil, teintée parfois d’accents ironiques. Il y a sans doute dans l’architecture tessinoise une qualité que l’on pourrait appeler «descrivibilità», dont parlait Aldo Rossi à ses étudiants de l’École polytechnique de Milan dans les années 1960, lorsqu’il évoquait l’exercice qui consiste à décrire de façon complète un projet, à transmettre avec efficacité sa logique interne, qui est le propre des rationalismes d’hier comme d’aujourd’hui. Intentionnalité sans gratuité implique le respect des règles de composition que l’on se donne et de faire en sorte que l’objet architectural fournisse au spectateur, ou au récepteur, les instruments de sa propre compréhension. Giorgio Grassi puis Martin Steinmann ont soutenu dans les années 1970 le principe d’une autonomie de la discipline régie par ses propres lois internes, qui bénéficie d’une certaine autonomie même par rapport aux envies formelles de l’architecte.

C’est un fait que l’architecture tessinoise de cette époque transcende le strict programme pour raconter autre chose qui relève du mythe de la ville et du territoire géographique. Dans le domaine de la sémiotique, on pourrait parler de cette attitude qui consiste à connoter la réalité au lieu de la dénoter. Passer par la connotation c’est faire entrer le projet dans une nouvelle narration qui n’existe pas a priori et qui peut être assimilée à une forme de promenade territoriale ou urbaine, réelle ou mentale, dont le nouveau projet est le déclencheur potentiel Franco Rella, dans un essai sur «le temps de la fin et le temps du début», opposait la notion de tempus discretum de la modernité héroïque qui désagrège les restes du passé, à un temps progressif, entendu comme «possibilité de construire, de projeter, d’être dans le temps et non contre lui» en vue de transformer des traces en reliques grâce à la mise en récit, qui est le propre pourrait-on dire de cette démarche tessinoise modifiant le territoire par le projet architectural: «Le mythe est un entrelacement, une intrigue qui unit dans une trajectoire possible une série d’événements qui sont arrachés à leur enchaînement linéaire, à leur horizon technique qui en constitue le plan de la réalité factuelle. La réalité rencontre alors un autre niveau, dans lequel la fiction narrative rend visible une réalité jusqu’alors indiscernable. […] le récit est une unité significative capable non seulement d’incorporer l’hétérogène mais aussi la complexité du temps.»

On pourrait qualifier cette intégration d’un temps de la narration comme un acte de « résistance » vis-à-vis de la réalité, à savoir la périurbanisation du territoire, qui aplatit l’expérience dans un moment présent continu. Aujourd’hui, l’enjeu est de faire face au mitage urbain du fond de vallée qui s’est accéléré depuis les vingt dernières années et qui a anéanti les centres, c’est-à-dire les villages, les bourgs dont l’agencement initial était cohérent et complémentaire à la campagne. L’architecte Renato Magginetti qui a coordonné le projet territorial « La strada del piano » a pointé les facteurs de cette périphérie cancérigène qui remonte depuis Milan et qui tend à abolir les différences, les articulations des lieux, leurs usages et la narration qu’ils configurent. Magginetti pense qu’il faut densifier dans cette banlieue des périmètres stratégiques qui ont vocation à devenir de vrais pôles attractifs et laisser le reste dans un état de stand-by. Il évoque pour ce faire la création de lieux forts et centripètes. Nous revenons donc à une attitude très tessinoise qui consiste à penser la modification du territoire par le biais de pièces architecturales agissant comme centres attracteurs, peu importe d’ailleurs leur échelle. Ces nouveaux défis territoriaux nécessitent des postures claires et c’est ce que nous avons essayé de montrer dans le choix des projets présentés dans le cahier thématique central : des pièces territoriales qui, tout en articulant les vides restants, soit essaient d’instaurer un ordre, de hiérarchiser ces restes en vue de constituer des centralités, soit repoussent le chaos ou intègrent celui-ci comme une nouvelle variable. Dans une interview réalisée par Stefano Moor en mars 2018, Snozzi reconnaissait qu’il est vain de se battre contre la poussée de cette ville diffuse. On pourrait ajouter que les idées qui avaient porté ses recherches dans les années 1960 et 1970, à savoir les notions de limite et de vide, ont perdu une partie de leur pertinence méthodologique aujourd’hui.

S’il y a un point qui relie nous semble-t-il la production tessinoise depuis les années 1960 à aujourd’hui c’est, finalement, une vertu particulière dont parlait Giulio Carlo Argan dans son texte de 1965 sur la typologie 10 lorsqu’il reprenait et élargissait la définition qu’en donnait au XIX e siècle Quatremère de Quincy, et qui consiste pourrait-on dire à produire du type et du modèle en même temps. Le terme grec tupos , « type », désigne une empreinte et traduit une idée, alors que le mot d’origine latine « modèle » vient de modus , mesure, module, norme : il se réfère au modèle entendu comme une réalisation concrète : être en même temps des types et des modèles c’est se poser, par avance, comme des exempla qui appellent des imitations, c’est-à-dire d’autres variations possibles sur le même principe formel ou spatial. Nombre de projets tessinois transcendent ou subliment leur fonction, leur usage, et veulent s’affirmer – en utilisant une certaine rhétorique – comme des raccourcis théoriques développés jusqu’au bout, donc jusque dans leurs contradictions. Cette volonté de poser des exemples sur le territoire est particulièrement évidente auprès de la génération actuelle des quadragénaires qui accompagnent souvent leur proposition d’un surinvestissement intentionnel, comme si tout ce que l’architecte avait à dire s’y trouvait déposé et cette attitude est le signe d’une commande rare, qui essaie d’exister malgré les circonstances difficiles. C’est sur ce dernier point que l’on tracera une ligne de continuité évidente entre les anciennes générations d’architectes et les plus jeunes. Car l’on reconnaît dans l’ensemble une écriture qui a la capacité, en faisant du projet, à produire une connaissance plus générale du site, du lieu, de la ville, en vue de leur transformation.

 

Paolo Amaldi, rédacteur en chef