Journal d'Architecture
En 1954 la revue Art d’aujourd’hui dirigée par André Bloc publiait un numéro consacré au thèmeSynthèse des arts : titre ambitieux quirenvoyait, dans les années d’après- guerre et à la suite du CIAM de 1947, à un objectif à la fois social et esthétique, sorte d’injonction àfaire travailler artistes et architectes ensemble. À vrai dire, depuis le Bauhaus dont on fête le centenaire, en passant par le VKhutemas de Moscou et l’école d’Ulm de Max Bill, les lieux d’enseignement d’avant-garde ont porté cette valeur de mise encommun des disciplines artistiques. On ne peut s’empêcher de voir dans le double logo de Weimar – les traits stylisés et secs d’un profil humain d’un côté et, de l’autre, la gravure en bois d’une Cathédrale de 1919 de Lyonel Feininger – l’intentionprofonde qui animait à l’époque larecherche de synthèse : une nouvelle forme de collaboration entre artisans- artistes inscrite dans les moyens de production industriels modernes en vue de créer « l’homme nouveau ». Walter Gropius parlait de « l’unité spirituelle du peuple » à traversl’œuvre d’art unitaire qui assureraitcette unité dans la mesure où « la grande construction » en serait tout à la fois « l’institution » et le « vêtementcouvrant son corps mystique ». Un artcommun pour un destin commun. Il y a naturellement un élan romantiquedans cette ambition de synthèse entendue comme œuvre d’art totale, Gesamtkunstwerk wagnérien et qui vise finalement, via l’esthétique, à unifier des pratiques en allant à l’encontre du cloisonnement et de la segmentation imposés par l’avènement de l’industrialisation, tout en s’appuyant sur cette industrialisation pour toucher le public le plus large possible (avec les contradictions inhérentes à ce travail sur le fil du rasoir).
Le Glashaus de Bruno Taut réalisé pour l’exposition de Cologne de 1914 représente à cet égard le bon format de cette expérience de synthèse. Un environnement où les stimuli visuels relèvent du kaléidoscope, où les références se superposent et s’emboîtent de façon surréaliste : cascade d’eau, colliers de lumière, fragment de cristal alpin ; tout cela tient dans une forme compacte etdans un environnement qui est àla fois paysage à échelle réduite et objet d’orfèvrerie agrandi. Cepavillon nous rappelle qu’il existe uneconstante tout au long du XXe et dans ce début de XXIe siècle : si en physiquela fusion nécessite des conditions particulières de température,
en art, la synthèse nécessite une certaine intensité à la fois spatiale et temporelle. Ce n’est pas un hasard si les expériences les plus intéressantes d’intégration des artsont lieu dans l’espace domestique ouà l’échelle d’un pavillon d’exposition, l’espace-temps ramassé supporte des jeux de superposition, de collage, de confrontation, de greffe entre matériaux et textures, aux multiples effets perceptifs et émotionnels, comme le montrent les articles d’Annalisa Viati Navone ou de Imma Forino et Michela Bassanelli. Ce sont des environnements où se côtoient et se confrontent toute sorte d’accessoires, bibelots, objets dedesign, autant d’objets trouvés quihabitent l’espace et l’occupent en racontant une histoire. Finalement c’est dans ce surinvestissementpsychologique et formel à l’intérieur d’un environnement confiné que l’onpeut penser et expérimenter, hier comme aujourd’hui, cette synthèse des arts.
Les années 1950, largement documentées dans ce numéro de Faces, indiquent un goût pour ledéploiement de grands all-overtexturels et géométriques, en phase avec l’op art de cette époque et qui viennent s’ajouter au support architectural. En 1954, alors queparaissait le numéro spécial de la revue Art d’aujourd’hui dont nous parlons, le Venezuela vivait une forme d’utopie collective : les artistes européens les plus en vue de l’époque intégraient leurs œuvres dans lesespaces publics, les salles de concert, le campus universitaire de Caracas, on bariolait les barres de logements sociaux de couleur... Walter Gropius faisait appel à Josef Albers pour animer les murs de parpaings de l’université Harvard*. En Suède, au Brésil ou en Italie des compositionsgéométriques utilisant les carreauxde faïence recouvraient les parois des églises ou des maisons particulières. Bref, on revenait à une idée d’artsdécoratifs qui est peut-être entenduecomme une forme de renoncement par rapport à l’ambition initiale,bien que ces surfaces gagneront enplasticité au cours des années 1960 et 1970. Quant aux recherches du début du XXIe siècle, elles montrentune nouvelle orientation qui consisteà travailler dans l’épaisseur mêmedes surfaces, lesquelles ont gagné en complexité perceptive, devenant des « hyperfaces », parfois même desécrans « haptiques » qui intègrent le numérique. Ou des surfaces-palimpsestes révélant les couchesd’une histoire que l’on viendraitmettre à nu.
La synthèse des arts visuels peut donc être considérée, pour reprendre la locution de Guillemette Morel Journel, comme un « mytheopératoire » que poursuivent depuisla fondation du Bauhaus en 1919, d’un côté les artistes portés par la fascination pour l’amplification spatiale de leurs instruments et, de l’autre, par les architectes se muant en chefs d’orchestre ou « performeurs » d’œuvres collectives et ouvertes.
Paolo Amaldi, rédacteur en chef