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Journal d'Architecture

N° 77 | printemps 2020 | L'instinct de l'ornement

Edito

Sommaire

En cette période trouble où Thanatos semble avoir le dessus sur la vie, ce numéro de FACES nous rappelle que l’architecture, bien que construite à partir de matériaux inertes, a été depuis toujours traversée par des forces vitales qui contrecarrent l’ordre, la raison, la mesure. Le corps architectural, censé raconter depuis ses débuts quelque chose de sa fonction, de son usage, de sa façon d’être construit, est régulièrement et cycliquement pris d’assaut par des forces internes qui animent sa matière et en disloquent l’uniformité. Par ses propriétés surfaciques, texturelles et chromatiques, l’ornement vibre, miroite, réagit aux incidences croisées de la lumière et du regard ; il attire à lui le spectateur, suscitant une vision rapprochée. Le motif ornemental, dans sa pulsion et sa répétition, est manifestation d’un horror vacui, d’un débordement de l’être. Il est dessin, relief, saillie, décor, remplissage, et suppose un fond sur lequel s’accrocher, un espace vide dans lequel évoluer, un canevas simple, neutre parfois, sur lequel se détacher. Considéré par Alberti comme une simple « beauté auxiliaire » située aux marges du bâtiment, il fait corps, en époque baroque, avec les lignes de force qui nouent entre eux les éléments architectoniques et participe ainsi à l’effet de mouvement, à la dynamis de l’ensemble.

Du point de vue anthropologique, la tendance instinctive à l’ornement naît en dehors de l’architecture : les lignes végétales, la forme du rinceau ont depuis l’Antiquité une vie indépendante de l’ossature tectonique, et proviennent d’une pulsion profonde que l’on trouve dans les arts textiles, dans la céramique ou l’orfèvrerie. Dans ces arts, dits mineurs, l’ornement repose sur des opérations gestuelles et artisanales répétitives, portées par une Kunstwollen et un savoir-faire, car « ni le pinceau ni le stylet ne créent seuls. C’est la main de l’homme qui les guide, et c’est cette main qui, grâce à l’inspiration artistique, associe l’inné et l’esprit créatif [1] ». Comme le montrait Aloïs Riegl, prenant à contre-pied les théories vitruvienne et albertienne, l’ornement dans sa forme plus archaïque est une palmette, un rinceau, une feuille d’acanthe, bref, de fragiles motifs végétaux et floraux proliférant, des lignes nomades – diraient Deleuze et Guattari – qui se déploient et recouvrent de leur mouvement rythmé, de leur « line of beauty » [2] les surfaces, planes ou gauches.

L’étymologie du terme ornamentum – qui vient, par haplologie, comme le verbe ornare, du mot ordinare (mettre en ordre, organiser, introduire une logique dans ce qui est le chaos) – nous permet de mieux cerner la raison pour laquelle Vitruve, au contraire, considérait les ornamenta comme les parties constitutives d’un ordre global, équivalent du grec kosmos. Les couronnements horizontaux des temples étaient à ses yeux la reproduction, la métaphore pétrifiée des constructions originelles, là où Riegl pensait aux motifs décoratifs comme à des stylisations, des profils végétaux qui auraient gagné, par leur abstraction, une pulsion et une efficacité dynamique, mais qui n’appartiendraient à aucune fiction ou raison constructive. Emmanuel Kant définissait à ce propos l’ornement comme tout ce qui ne « fait pas partie intégrante de la représentation tout entière de l’objet », soit tout ce qui est hors narration, ou hors contenu. Et pourtant, il est là pour « accroître la satisfaction du goût » et apporter un « accroissement de la satisfaction par sa forme, comme le cadre des tableaux, les drapés des statues ou les colonnades autour des palais ». L’ornement agirait donc comme un « attrait » et susciterait de l’émotion, définie par le philosophe allemand comme un « arrêt momentané » et un « épanchement des forces vitales [3] ».

À la fois ajout superflu et principe d’animation, de mise en mouvement, l’ornement répond souvent à des opérations géométriques très précises, à des jeux de symétrie, dont les règles sont internes au motif lui-même. Henri Focillon parle à juste titre de l’art ornemental comme d’un « premier alphabet de la pensée humaine aux prises avec l’espace […] doué d’une vie bien particulière […] un lieu de spéculation très étendu, et comme un observatoire d’où il est possible de saisir certains aspects élémentaires, généraux, de la vie des formes dans l’espace ». Dans cet « étrange règne », « le plus simple thème d’ornement, la flexion d’une courbe, un rinceau, qui implique tout un avenir de symétrie, d’alternances, de dédoublements de replis, chiffre déjà le vide où il paraît et lui confère une existence inédite [4] ». Face aux enjeux climatiques d’aujourd’hui, cette couche de matière vitale a, plus que jamais, un rôle à jouer dans le bâti pour devenir un filtre sélectif entre deux conditions et deux états : d’un côté l’environnement extérieur naturel et, de l’autre, le métabolisme de l’espace habité.

[1] Cité par Hubert Damisch, « Le texte mis à nu », in Aloïs Riegl, Questions de style, Hazan, Paris, 2002, p. XV.
[2]. Aloïs Riegl, ibid., p. 51.
[3] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Gallimard, Folio, Paris, 1985, p. 158, section XIV.
[4] Henri Focillon, Vie des formes, « Les formes dans l’espace », PUF, Quadrige, 1943, pp. 27-28.

Paolo Amaldi, rédacteur en chef