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Journal d'Architecture

N° 78 | automne 2020 | Architecture Amodale

Edito

Sommaire

Il y a un état psychophysiologique qui revient dans les textes qui suivent, et en particulier dans celui de Ido Avissar : la fatigue. Ou plutôt la fatigue du regard. La question que pose ce numéro de Faces est de savoir comment sublimer cette lassitude visuelle que provoque chez l’observateur cette époque du capitalisme tardif, faisant du territoire périurbain un champ de bataille de bâtiments-enseignes distribués selon une logique marchande, chaque objet s’efforçant, en termes de science de l’information, d’être aussi imprédictible que possible. Dans cette culture où elle prétend représenter l’identité, la différence devient une forme de répétition du semblable car, pour reprendre les termes de Vittorio Gregotti dans L’Architettura del realismo critico, elle « répète l’infraction », elle répète « un impératif qui consiste à se différencier à tout prix [1] ». À bien y regarder, nous pourrions parler d’une forme de chaos monotone, une « grisaille du monde » dans laquelle les objets, jetés de façon plus ou moins hasardeuse, finissent, dans leur jeu d’opposition marquée, par se neutraliser les uns les autres.

Or, le propos des textes qui suivent est de partir d’une forme d’acceptation de ce paradoxe, en vue de racheter ces non-lieux par une variation répétitive, une différence dans la répétition, figure multiple qui a été largement exploitée depuis les années 1960, alors qu’émergent des expériences artistiques optiques et cinétiques inédites. Les nombreuses références dans cette livraison de Faces à l’art non compositionnel, non relationnel, non représentationnel, de ces années-là, nous rappellent que ces phénomènes de démembrement du territoire, de perte de centralité, de segmentation des moyens de production et de consommation étaient des réalités il y a cinquante ans et que, face à ce mouvement entropique généralisé, l’art s’est positionné comme œuvre ouverte et disponible, jouant de son mutisme apparent.

Certes, cette surenchère de différences, qui s’étend de façon à la fois ordonnée et désordonnée dans le territoire et finit par produire un bruit de fond, a été contrée à partir des années 1960 par un panel des postures architecturales fortes, dont la Suisse a été un terrain de jeu privilégié, largement relayées par la revue Faces depuis les années 1980. L’enjeu aujourd’hui semble pourtant avoir changé de nature. À côté du lyrisme constructif, de la clarté typologique, de la puissance iconique, émerge une posture qui consiste à renoncer à une Gestalt, à une « forme forte qui tend à se détacher en figure sur un fond indistinct [2] ». Dans Notes on Sculpture. Part 1, Robert Morris affirmait : « Characteristic of a gestalt is that once it is established, all the information about it, qua gestalt, is exhausted [3]. » Dans ses installations hautement dispersives, l’artiste et théoricien américain cherchait à produire, pour reprendre les termes du psychologue Anton Ehrenzweig, un « vacant all-embracing stare », soit un état perceptif visuel multidimensionnel, non centré, non focalisé, qui n’est pas dirigé et structuré par une séquence définie mais appréhende la réalité comme un all-over.

Le philosophe allemand Peter Sloterdijk, dans sa monumentale trilogie d’empreinte néo-phénoménologique autour des concepts de bulle et d’écume, montre que le monde contemporain en expansion et interconnecté peut être considéré comme un pur extérieur dans lequel erre l’individu : « Là où tout est devenu centre, il n’existe plus de centre valide ; là où tout émet, l’émetteur supposé central se perd dans le flot des messages entremêlés. Nous voyons comment et pourquoi l’ère du cercle de l’unité, l’unique, le plus grand […] est irrévocablement passée. L’image morphologique du monde polysphérique que nous habitons n’est plus la sphère mais l’écume. La mise en réseau actuelle […] ne représente pas tant, du point de vue structurel, une globalisation qu’une écumisation [4]. » L’architecture qui s’adapte au mieux à cet environnement serait peut-être un « phénomène de bord », car la métaphore de l’écume parle de cette porosité aux phénomènes, à la vue, aux conditions atmosphériques, qui établit de nouveaux rapports entre le dedans et le dehors et redéfinit les notions d’intimité à l’époque de la solidarité connectée, de l’habitat coopératif et partagé, en remodelant les frontières entre public et privé, rajoutant des strates de porosité là où avant il y avait des murs, des frontières, des enclos.

La notion de limite, de membrane, semble montrer que c’est par son truchement que le bâtiment se met en contact avec l’environnement ou qu’il devient lui-même environnement (Sloterdijk parle « d’environnements environnés »). Le propre d’une telle architecture amodale, « non assertive » et non dogmatique – selon les termes de Roland Barthes – est de réagir très localement, ici à une trace au sol, là à un muret d’époque, là encore à un tracé parcellaire, de profiter d’une échappée visuelle selon un angle de vue, d’une lumière rasante particulière de journée finissante ou de répondre ponctuellement à un cheminement piéton préexistant. Nous parlons de phénomènes parfois passagers, ou aléatoires, qui viennent précisément moduler un ordre répétitif car, pour reprendre la belle expression de Jean-Luc Godard : « C’est en faisant des gammes que l’on attrape l’émotion. » Les nouveaux espaces amodaux sont ceux qui réagissent à ces micro-contextualismes, qui sont prêts à être altérés par la simple occupation de ses habitants.

Roland Barthes disait que le défi de l’écriture contemporaine est de capter le réel, mais que ce dernier répond à un ordre pluridimensionnel qui ne peut coïncider avec l’ordre unidimensionnel du langage traditionnel. Au contraire, se mesurer au réel c’est éviter le discours enchaîné qui est censé avoir un début et une fin, c’est favoriser une écriture « discontinue [5] », dont le fragment, l’instant, l’accident a pour caractéristique d’être achevé mais de ne pas se clore car la fragmentation ouvre à une « combinatoire » en lieu et place d’une intégration des parties.

[1] Vittorio Gregotti, L’Architettura del realismo critico, Bari, Editori Laterza, 2004, p. 54.
[2] Anton Ehrenzweig, L’Ordre caché de l’art, Paris, Gallimard, 1974 (1967), p. 199.
[3] Robert Morris, Continuous Project Altered Daily, Cambridge, MIT Press, 1993, p. 7.
[4] Peter Sloterdijk, Bulles, Sphères I, Paris, Fayard-Pluriel, 2010, p. 80.
[5] Roland Barthes, Le Grain et la Voie, Paris, Seuil, 1981, p. 74. Cité par : Bernard Comment, Roland Barthes, vers le neutre, Paris, Christian Bourgeois, 2002, p. 173.

Paolo Amaldi, rédacteur en chef