Journal d'Architecture
Il y a quelques mois disparaissait Luigi Snozzi qui fut non seulement un grand architecte, un grand pédagogue mais aussi un grand arpenteur, un grand marcheur. Comme l’observait Alvaro Siza, dans les vallées où il s’est implanté, l’architecte tessinois cherchait méticuleusement chaque trace sur le sol et aussi chaque désir de modification car les éléments qui attiraient son attention sont innombrables. Cela va des rangs de vignes aux murs, en passant par des filaires d’arbres, des murets, des fondations d’anciens couvents, mais aussi des habitudes ancestrales. On pourrait parler d’une capacité hors du commun – ou d’une sensibilité hors du commun – à explorer le sol tel un archéologue, à mettre en relation des fragments, des présences de nature différente, pour les incorporer dans de nouveaux artefacts au travers d’une «éthique de la modification» [1]. Car tout projet chez Snozzi est un objet de connaissance du site, du lieu, du sol[2]. Si, en suivant Jacques Gubler, Snozzi opère à partir d’une lecture intime du sol, c’est qu’il est doué d’une plante des pieds sensible, tout comme Le Corbusier ou Jean-Jacques Rousseau, autre grand promeneur devant l’Éternel, qui préconisait l’apprentissage du monde par la déambulation, activité tonifiante et attitude philosophique : «Nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux»[3] et d’ajouter : «Comme la vue est de tous les sens celui dont on peut le moins séparer les jugements de l’esprit il faut beaucoup de temps pour apprendre à voir ; il faut avoir longtemps comparé la vue au toucher […] sans le toucher, sans le mouvement progressif, les yeux du monde les plus perçants ne sauroient nous donner aucune idée de l’étendue […] ce n’est qu’à force de marcher et de palper, de palper, de nombrer, de mesurer qu’on apprend à estimer.»[4]
Snozzi s’intéressait aux affleurements, aux traces matérielles du temps qui recouvrent le sol, tel un palimpeste, même lorsqu’il s’agit de modestes accidents, via une exploration du terrain qui n’est pas une simple organisation de données factuelles, mais un essai de narration nouvelle. Il revendiquait d’ailleurs pour lui-même le statut d’architecte romantique, empreint de cette idée de la promenade territoriale issue de la promenade architecturale de Le Corbusier – elle-même inspirée de l’expérience de l’ascension de l’Acropole d’Athènes faite par Auguste Choisy et qui nous raconte comment la forme accidentée du rocher sacré est exaltée par la pondération des masses, des temples, qui l’occupent. Or cette promenade territoriale agit pour Snozzi comme lien social, comme un temps vécu et partageable, issu de la diversité de points de vue, de l’enchaînement de «sensations primaires»[5] le long d’un fil, le cheminement qui est expérience du changement et générateur d’émotion – toute modification d’une condition perceptive qui maintient dans un rapport logique l’avant et l’après est source d’émotion.
Mettre en narration – en intrigue, dirait Paul Ricœur – des éléments épars trouvés sur le sol et sur le site est une façon de se battre contre la compression «spatio-temporelle» produite par notre culture postmoderne au profit d’un élargissement de nos horizons temporels, et ce, afin d’éviter que notre expérience ne soit une suite d’instantanéités sans relation entre elles. Snozzi croyait dans la coprésence du concret et du symbolique dans le paysage qu’il analysait. Le sol, avec sa végétation, sa déclivité, ses accidents, ses affleurements, ses chemins pédestres et ses ouvrages d’art, bref sa configuration – notion développée dans les années 1960 par Vittorio Gregotti – est dépositaire de la mémoire mais aussi de matière qui n’est pas forcément organisée et qui attend le projet d’architecture pour être structurée, intentionnalisée.
Dans ce numéro de Faces nous avons volontairement mis en avant la dimension politique et la gestion collective du sol, entendu comme ressource limitée à l’instar de l’eau et de l’air, qui coalisaient hier les attentes sociales des mouvements utopiques, et aujourd’hui les combats des mouvements anti-productivistes. Il ne faut pas pour autant se tromper de combat. L’architecte dans son rôle de planificateur est appelé à penser le statut et l’identité du sol, donc a minima sa fonction symbolique, puisque la ville est faite de pleins mais aussi de vides chargés de mémoire collective. Dégager un vide public est un acte fondateur qui nécessite parfois de l’opiniâtreté et de la persévérance de la part de l’architecte face aux contraintes de rentabilité qui lui sont imposées. Créer des espaces publics dans des villes denses reposant sur la qualité et la liberté de leur usage est l’un des objectifs des projets emblématiques de l’école pauliste d’architecture, à laquelle appartient le musée d’Art de Sao Paulo MASP de Lina Bo Bardi, lieu d’exposition en plan libre suspendu au-dessus de deux gigantesques portiques qui dégagent un espace urbain vivant au rythme des habitants. Mais c’était aussi l’objectif de Mies van der Rohe lorsqu’il positionne le Seagram Building en retrait par rapport au front de rue, dégageant ainsi une respiration dans la trame new-yorkaise. Nous retrouvons une préoccupation similaire dans la tradition architecturale tessinoise, empreinte de cette urgence de reconstituer et qualifier un sol public en vue de s’opposer, depuis les années 1970, aux forces de dislocation produites par la pression foncière qui tendent à fragmenter le sol, à le pulvériser. Le fragment construit n’est pas le diable pourtant, c’est une condition de départ du travail de l’architecte. Comme le soulignait Snozzi : «Personnellement, l’objet architectural en tant que tel m’intéresse peu. Ce qui m’intéresse, c’est la mise en relation des différents éléments qui structurent le site […] La fragmentation permet une articulation beaucoup plus riche que la démarche opposée qui consisterait à tout concentrer en un même lieu […] dans tous mes bâtiments, le fait de se promener, d’aller d’un point à un autre est primordial.»[6]
Le projet de l’école et de la mairie de San Nazzaro, petit village accroché à la montagne au-dessus du lac Majeur, dont nous présentons ici la genèse depuis le projet de concours jusqu’à sa réalisation, est exemplaire de cette démarche. Ici l’enchaînement des sols naturels et artificiels, extérieurs et intérieurs atteint le maximum d’efficacité avec le minimum de matière mise en œuvre. Tous ces sols résonnent de façon différente sous les pieds des marcheurs que nous sommes : sol aérien, sol excavé, sol dur, sol stabilisé, sol en dallage, sol en escalier, jouant de ce clavier dont parlait Appia, qui est notre système nerveux et musculaire. Avant la forme, avant la plastique des choses, il y a donc cette scénographie élémentaire de Snozzi qui nous rappelle que « l’architecture se mesure à l’œil et au pas »[1].
Paolo Amaldi, rédacteur en chef