Journal d'Architecture
Le thème de ce numéro de Faces – qui fait écho au précédent, consacré à la notion d’espace partagé – couvre une notion à connotation sociologique : le voisinage. Dès sa formulation au Moyen Âge, le mot veisin – « celui qui demeure près d’un autre [1] » – nous interroge sur l’échelle du commun et sur les figures spatiales stabilisées pour penser la vie ensemble – remettant en jeu des notions comme quartier, ville, etc. Si vicus désigne en latin le quartier d’une ville ou d’un bourg, vicinus signifie « celui qui est du même bourg ». L’expérience du voisinage est donc une expérience de l’altérité dans la proximité, le voisin étant en même temps un étranger et un être familier.
Parler de voisinage impose une nouvelle façon d’appréhender la ville et d’en parler, à travers des approches multicritères, multiscalaires et multisensorielles. Il remet en cause un certain primat du visuel qui a marqué la planification par le haut de l’urbanisme des xixe et xxe siècles. On connaît la critique qu’adresse dans les années 1970 Henri Lefebvre à ce mode de représentation de l’urbain qui élimine « une grande partie des messages véhiculés par les sens ». Le sociologue français citait, dans La Production de l’espace, les études menées par Jane Jacobs au sujet de l’échec aux États-Unis des « city planning and rebuilding » et la destruction inhérente, dans cette planification sans rues, de la notion de « contact » et de « voisinage [2] ». Un monde fantasmé par l’image, qui est finalement « adversaire de l’imagination [3] ». Or, cette domination du visuel par la maîtrise du plan est un corollaire de la pensée abstraite, associée à un ordre que l’on pourrait définir comme « froid », fait de systèmes d’espaces pensés dans leur bonne succession et addition, suivant des principes de stricte répétition. C’est à cette conception additive et systématique de l’architecture que Candilis, Josic et Woods s’opposèrent, par exemple dans le célèbre projet d’extension de la ville d’Occitanie, Bagnols-sur-Cèze, à la fin des années 1950 [4].
Ce numéro de Faces s’intéresse à la dimension « chaude » et dispersive du vivre-ensemble, reposant sur les interactions, les frottements, les ambiguïtés des limites – leur floutage – mais aussi les « scènes de résistance ». Un « droit à la ville » fait d’appropriations habitantes et de réinventions des manières de coexister, posant à la fois des questions d’hospitalité et de demeure, de différences et de commun.
Cette pensée renouvelée du voisinage passe par un nécessaire changement de paradigme, en dépassant l’idée que pour « garantir » une bonne ville [5], il suffit d’affiner le calcul des flux, d’assurer l’accès fonctionnel et performant aux services, ou encore de mettre en place des cadres de vie « qualitatifs » répondant aux besoins des habitants. Autant d’éléments d’un arsenal notionnel positiviste, lié aux façonnages de nos vies et nos désirs imposés par le capitalisme tardif de type émotionnel qui vise à réduire nos angoisses, mais qui nous vient de plus loin, à savoir des théories comportementalistes des années 1950. Dans les écrits des sociologues urbains des années 1930 à Chicago, la théorie de l’accommodation rend compte des formes de voisinage avec une attention particulière à l’expérience du migrant, à la place accordée à l’étranger, aux rapports complexes entre anonymat et familiarité, aux tensions qui naissent et aux dispositifs médiatiques, techniques, architecturaux qui permettent de demeurer ensemble et de faire société. Dans les sociologies des luttes urbaines, celles que contribue à fonder Lefebvre, on déplace le regard vers les mobilisations collectives. Jane Jacobs, entre autres, poursuivra l’étude d’une ville à partir de la dynamique de proximité, nous permettant de penser l’urbanisme à partir de ses effets politiques, son pouvoir d’émancipation et d’oppression sur le quotidien des habitant•e•s. L’un dans l’autre, le regard se porte moins sur l’établissement scrupuleux des programmes et des bonnes formes que sur les processus et les médiations, les immersions et les marges de manœuvre. Ce numéro de Faces veut essayer de montrer comment le repli sur la variété des programmes et des gabarits – qui ne fait que perpétuer la domination de la vue sur la pensée de la diversité – ne suffit plus à définir le lieu physique où se jouent les coexistences ; il faut retrouver les autres sens et épaissir l’espace et les limites : retourner à la dialectique guattaro-deleuzienne du striage et du lissage.
Les outils pour penser l’échelle de l’expérience sont plus proches, nous semble-t-il, de l’anthropologie et de la sociologie. Il n’y a pas d’espace collectif sans un réglage des coexistences qui passe par les langues et les rituels, les règles et les familiarités, où se façonnent les formes fragiles et difficilement codifiables des voisinages. Si l’architecture et la ville sont une affaire d’assemblage, c’est parce qu’elles ouvrent des « espacements », des interstices, des tensions, des limites épaisses, bref : des espaces de voisinage et de médiation entre sphère publique et sphère privée ; on pourrait associer cette recherche à l’art du collage, qui exprime cette capacité à faire coexister des entités hétérogènes. Dès lors l’espace du voisinage serait, peut-être, le lieu d’un possible qui échappe précisément à toute planification ou précision du dessin. Comment le penser ?
[1] Geoffroi Gaimar, Histoire des Anglais, A. Bell, v. 5964 (vers 1140), cité par le Trésor de la langue française.
[2] Henri Lefebvre, La Production de l’espace [1974], Anthropos, Paris, 2000, p. 420.
[3] Ibid., p. 416.
[4] C’est dans cette ville qu’eut lieu, en 1960, le premier congrès du Team X, en remplacement des CIAM qui venaient de s’achever.
[5] Marc Breviglieri, « Une brèche critique dans la “ville garantie” ? Espaces intercalaires et architectures d’usage », in Cogato-Lanza, Pattaroni, Piraud, Tirone, De la différence urbaine. Le quartier des Grottes, Genève, MētisPress, pp. 213-236, 2013.
Paolo Amaldi et Luca Patttaroni