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Journal d'Architecture

N° 83 | Printemps | Lourd / Heavy

Edito

Sommaire

Les deux prochains numéros de la revue Faces sont consacrés aux thèmes du lourd et du léger, deux notions qui entretiennent souvent un rapport d’antonymie et d’antinomie ; elles signalent une opposition de deux attitudes conceptuelles et pratiques entre lesquelles l’architecte doit en principe opter, en fonction du lieu, de la culture et de la tradition constructive, des ressources locales ou du système de production dans lequel s’inscrit son travail, et en vertu de ses convictions esthétiques et techniques. Cette opposition en apporte quantité d’autres à sa suite, parmi lesquelles l’éphémère et le durable, le mobile et l’immobile, la liberté et la contrainte, le fragile et le solide.

C’est en effet dans la culture industrielle du XIXe siècle, portée par une pensée du calcul, que s’affirme la production légère, reposant sur des éléments profilés qui franchissent le vide. Cette pensée qui adhère au principe d’économie de matière est en quelque sorte alimentée par le langage abstrait et atectonique de l’avant-garde moderne et, dès les années 1950, par le développement de nouvelles géométries complexes de voiles minces en béton. À l’autre bout du spectre, nous trouvons la tradition de la massivité et de l’ancrage au sol qui, depuis le ciment romain, associe l’idée de solidité à une forme de stabilité visuelle, donc de venustas. Semper parlait d’un procédé de fabrication stéréotomique qui repose depuis la nuit des temps sur une organisation du chantier simple et efficace. Cette pensée productive trouve son prolongement au xxe siècle dans la préfabrication lourde : une architecture qui marque la mainmise d’un entrepreneuriat puissant, soutenu par les instances politiques et le système productif. La construction massive de logements au sortir de la guerre procède d’une pensée projectuelle normative qui travaille par addition et empilement, mais n’est pas neuve : elle existait déjà dans les plans de la célèbre utopie sociale, le Familistère de Guise, présenté dans ce dossier. Deux façons de concevoir se sont partagé le champ de l’édification au cours des XIXe et XXe siècles : d’un côté, l’art du franchissement par le calcul et la pensée constructive ; de l’autre, la technique de l’empilement, portée par un impératif d’organisation de chantiers à grande échelle. Ce combat entre le lourd et le léger appartient désormais à l’histoire de l’architecture, comme le montre la figure de résistant de Jean Prouvé, armé de sa plieuse de métal face au lobby du béton armé. Un combat à armes inégales, entre David et Goliath.

Aujourd’hui, en raison des effets conjugués de l’explosion démographique, de l’épuisement des ressources naturelles et du changement climatique, ce rapport d’opposition, prédominant dans la pensée architecturale depuis la révolution industrielle, semble se complexifier. Le projeteur doit en effet intégrer à ses choix esthétiques et fonctionnels une posture éthico-comptable de l’architecture, moins intuitive, parfois contre-intuitive, qui s’exprime sous la forme de « bilans énergétiques », dépendant autant de la consommation d’énergie nécessaire pour créer un environnement que de la production et la mise en oeuvre de la matière. Le spectre temporel du projet s’est, de fait, élargi.

Par ailleurs, une multitude d’autres questions se posent aujourd’hui quant au rôle et à la mission des architectes : construire ou ne pas construire, démolir ou transformer, faire appel à des matériaux de construction hautement transformés, ou plus naturels et avec des filières plus courtes ? L’idéologie moderniste, qui s’est souvent élaborée à rebours des notions du lourd et du lent, se voit aujourd’hui contestée par la réintégration de notions telles que l’inertie, l’usure, la patine du temps, la trace ou la ruine. Prendre en compte la durabilité, c’est-à-dire le temps long, nous oblige également à apprécier différemment ce qui apparaît comme une nouvelle dualité entre les efficacités différentes du léger et du lourd, car, dans l’hybridation architecturale contemporaine, le lourd et le léger ne s’excluent pas nécessairement – peut-être même qu’ils se complètent.

Favoriser le lourd peut dénoter aujourd’hui une légèreté écologique insupportable collectivement. À l’inverse, préférer le léger peut alourdir considérablement la consommation énergétique. Dans l’un et l’autre cas, le parti pris engage immédiatement la responsabilité des architectes car il a un impact déterminant en matière d’inégalités sociales, à l’échelle locale comme globale.

Dans ces conditions, la question et l’évaluation du poids en architecture deviennent primordiales. Dans les années 1930, Buckminster Fuller vantait la légèreté matérielle de sa Dymaxion House qui était déjà une façon de penser l’empreinte éphémère de l’habitat sur le territoire américain. Aujourd’hui, une nouvelle notion moins intuitive change la donne, celle d’empreinte carbone, qui transforme radicalement notre perception des masses : 1 kg de polystyrène pèse 6,68 kg éq.CO2 quand 1 kg de pisé pèse 0,02 kg éq.CO2. Un changement de paradigme s’est brusquement opéré, l’unité de mesure principale a changé mais sa maîtrise reste à acquérir et les innombrables possibilités qu’elle laisse entrevoir, à explorer. Si les outils du bilan environnemental constituent désormais une condition nécessaire pour construire, ils ne sont en aucun cas suffisants pour fabriquer de l’architecture et du vivre ensemble. La question n’est donc pas tant de privilégier le léger plutôt que le lourd ou l’inverse mais, étant donné les nouvelles conditions d’exercice qui s’imposent, de repenser et réinventer la relation qui les sépare et les unit.

La notion d’équilibre sert à pondérer économie de moyens et stabilité ; pas de légèreté sans lest, c’est-à-dire sans empreinte carbone et confort ; pas d’inertie sans masse. Le retour en force de la préfabrication, qui vise une économie de moyens comme une efficacité de mise en oeuvre, possède également d’indéniables capacités d’adaptation et de transformation. L’intérêt renouvelé pour les façades épaisses et massives accompagne dans le même temps la revalorisation des matériaux biosourcés, qui s’appuie sur leur disponibilité locale et nous amène à porter un nouveau regard sur les architectures vernaculaires ou orientales. L’abstraction géométrique se retrouve confrontée à l’usure du temps, alors que les matériaux bruts semblent l’absorber puisque l’épiderme architectural et son ornementation se parent des nuances visuelles et texturelles qui marquent son histoire.

Les enjeux du cahier des charges standard (programme, budget, délais, normes) ne sont plus adaptés pour répondre aux nécessités de l’époque. Avec l’urgence, l’ampleur et la complexité de la tâche qui les attend, s’ouvre pour les architectes un formidable chantier de recherche et d’expérimentation, que nous essayons de présenter dans les deux prochains numéros de Faces. Un chantier qui appelle non seulement à une hybridation des modes de construction mais aussi des temporalités. Bref, à une réconciliation du charpentier et du maçon, du τέκτων et de la stéréotomie.

Paolo Amaldi et Philippe Rizzotti