Journal d'Architecture
La légèreté comme éthique du temps
En 1941, dans Space Time and Architecture, l’historien suisse Sigfried Giedion s’intéressait au phénomène de pulvérisation naturelle dans les tableaux de Turner. L’architecture de verre, en particulier le Crystal Palace de Paxton, construit à Londres lors de l’Exposition universelle de 1851, et la peinture de Turner partageraient, selon Giedion, une même idée de dématérialisation et d’irréalité. Cet intérêt pour les effets de transparence et d’« apesanteur » se déploie dans Space Time and Architecture autour de la description du bâtiment du Bauhaus de Walter Gropius. Ses vues capturant simultanément le dedans et le dehors font écho au tableau L’Arlésienne de Picasso [1]. Elles sont renforcées par les célèbres photographies des ateliers vitrés de l’école réalisées par Lucia Moholy lors de l’inauguration du bâtiment, qui ont contribué à construire l’image de l’avant-garde architecturale.
L’originalité de la lecture de Giedion n’avait pas échappé à Walter Benjamin. En 1929 il déclarait être « électrisé » [2] par Bauen in Frankreich [3]; mais il précisera que, dans cette civilisation de la transparence et du verre, « il est difficile de laisser des traces » [4]. Pour Benjamin, la vision de Giedion appartient à la catégorie esthétique de la Neue Sachlichkeit, de la nouvelle objectivité – anticipée par le texte d’Alfred Gotthold Meyer : Eisenbauten : Ihre Geschichte und Aesthetik [5] – qu’il oppose à l’impulsion expressionniste lancée, selon lui, par Alois Riegl.
Dans leur essai, Transparence réelle et virtuelle, Colin Rowe et Robert Slutzky élargiront cette nomenclature esthétique de l’architecture de l’avant-garde en ajoutant à la transparence littérale que produisent les matériaux modernes [6] la transparence virtuelle ou « phénoménale », décrite comme l’effet visuel produit par une succession de plans abstraits glissant les uns devant les autres [7]. Même si la légèreté des composants des bâtiments a été présentée par l’histoire comme le point de départ de la modernité en architecture, la production moyenne et standardisée du mouvement moderne a surtout consisté en des réflexes formels qui ont conjugué la légèreté avec l’abstraction : on a misé sur des effets de dématérialisation, de camouflage de la structure porteuse, de désactivation du poids visuel de la matière, de lissage des formes, qui s’accompagnaient d’un idéal de continuum spatial.
On comprend donc l’écart qui sépare cette conception visuelle de la légèreté de la question très prosaïque posée par Buckminster Fuller, considéré à l’époque où il travaillait sur sa célèbre Dymaxion House comme un inventeur un brin ringard [8] : « How much does your building weigh ? » La question du poids réel résonne aujourd’hui avec les contraintes imposées par la transition environnementale. Fuller cherchait à développer de nouveaux procédés constructifs capables de conférer une identité expressive à l’architecture. On pourrait citer à ce propos le concept de tensegrity qui exprime une forme d’oméostase, d’auto-équilibre parfait des pièces travaillant à la compression pour une économie maximale de matière. Mais on pourrait également évoquer l’œuvre d’ingénieurs et architectes du xxe siècle, comme Robert Maillart, Jean Prouvé, Charlotte Perriand, Konrad Wachsman, ou Felix Candela, qui ont travaillé à la manifestation de la légèreté par une approche structurelle et structurale de l’enveloppe, partant de pièces articulées ou de géométries courbes et complexes se développant dans l’espace. Leur pensée constructive procède d’une compréhension surfacique des sollicitations de l’ouvrage [9] avec le but de réduire au minimum la quantité de matière employée.
Oikonomia signifie en grec « l’administration de l’oikos » c’est-à-dire de la maison, et plus généralement la gestion rationnelle des affaires [10]. Pour Giorgio Agamben, l’oikonomia est moins un paradigme épistémique qu’« une activité pratique » qui dispose (dispositio) les choses – elle est donc un dispositif. Or, en architecture, cette économie consiste non seulement à disposer les choses dans l’espace mais aussi dans le temps. Jean Rondelet, élève de Soufflot, posait il y a plus de deux siècles le principe selon lequel la soliditas ne rime pas nécessairement avec la massivité. Celui qui faisait l’éloge de la « légèreté » de la construction gothique [11] affirmait que le but de l’architecture consiste à « réunir sous les plus belles formes, et les plus justes dimensions, toutes les parties essentiellement nécessaires à l’objet pour lequel on se propose de bâtir [et à] n’employer à leur construction, qu’une suffisante quantité de matériaux choisis, et mis en œuvre avec art et Économie, dans les moins de temps possible » [12] : dans la pensée théorique et pratique de Rondelet, l’économie n’est pas simplement une affaire de technicité constructive ; elle gouverne autant l’effet d’élancement et d’allégement de l’édifice que la gestion abrégée de sa construction.
Aujourd’hui, face aux contraintes environnementales, la notion de légèreté a acquis de multiples dimensions qui élargissent la responsabilité de l’architecte : construire plus léger, c’est utiliser moins de matériaux et de ressources, générer moins de déchets, prendre moins de temps à assembler, occuper moins d’espace, nécessiter moins d’énergie. Force est de constater que l’équation est complexe et qu’il n’existe pas de matériau écologique en soi. Il nous faut donc sortir d’une pensée qui fait de l’uniformité matérielle son horizon idéal ; comme l’a montré Gottfried Semper dans sa déclinaison des quatre systèmes constructifs inspirés de la cabane des Caraïbes [13] – exposée au Crystal Palace en 1851 – c’est dans la mixité et l’hybridation des systèmes et des assemblages que se niche le potentiel expressif de l’architecture à venir. Les nouveaux composants biosourcés et légers s’agencent pour former désormais des complexes multicouches, plissés, épais, fibreux, rugueux, qui convoquent une nouvelle expérience sensorielle des choses et sur lesquels l’usure, la patine du temps et les gestes de l’homme pourront « laisser des traces ».
Paolo Amaldi
[1] Sigfried Giedion, Space, Time and architecture. The Growth of a new Tradition, Cambridge, Harvard University Press, 1941, p. 493.
[2] Walter Benjamin, Die Wiederkehr des Flaneurs [1929]; Promenades dans Berlin, trad. Franz Hessel, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1989, p. 255-259.
[3] Sigfried Giedion, Bauen in Frankreich, Bauen in Eisen, Bauen in Eisenbeton [1927] ; édition française : Construire en France, construire en fer, construire en béton, Paris, La Villette, 2000, p. 7.
[4] « Scheerbart avec son verre, le Bauhaus avec son fer […] ont créé des espaces dans lesquels il est difficile de laisser des traces », in Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 2000, p. 370.
[5] Voir la préface écrite par Walter Benjamin au livre de Alfred Gotthold Meyer : Eisenbauten : ihre Geschichte ind Aesthetik von Dr. Alfred Gotthold Meyer ; « Des livres qui restent vivants », in Alfred Gotthold Meyer, Construire en fer. Histoire et esthétique, trad. Walter Benjamin, Gollion, Infolio, 2005, p. 6.
[6] Ils accuseront au passage Giedion de s’être intéressé essentiellement à l’effet matériel de la transparence. Sur l’interprétation spatiale de Colin Rowe, voir : Paolo Amaldi, Espaces, Paris, La Villette, 2007.
[7] Colin Rowe, Robert Slutzky, Transparence littérale et phénoménale (1963), in Colin Rowe, Mathématiques de la villa idéales et autres textes, Paris, Parenthèses, p. 172-179.
[8] Dans Mechanization Takes Command, Sigfried Giedion considérait la Dymaxion House comme « grotesque », « rigid » et « self-enclosed ». Voir Federico Neder, Fuller Houses, R. Buckminster Fuller’s Dymaxion Dwellings and Other Domestic Adventures, Baden, Lars Müller Publisher, 2008, p. 27.
[9] Voir Cyrille Simonnet, Robert Maillart et la pensée constructive, Gollion, Infolio, 2013, p. 41.
[10] Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? [2006], trad. de l’italien Martin Rueff, Paris, Payot / Rivages, 2007, p. 21-26.
[11] Jean Rondelet « Bâtir (Art de) », in Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy, Encyclopédie méthodique, Paris, Panckouke, 1788, p. 253.
[12] Jean Rondelet, Archives nationales Oi 1916 23. Cité par Robin Middleton, « Jean Rondelet as theorist », Scholion, Colmena Verlag Basel, bulletin 6/2010, p. 91.
[13] Les quatre systèmes qui, dans la production d’aujourd’hui, ont tendance à s’hybrider entre eux sont : l’art de la métallurgie pour le foyer central de la cabane, l’art de la stéréotomie pour la réalisation du soubassement, l’art de la tectonique pour la structure porteuse, et enfin l’art du textile pour le revêtement.