Journal d'Architecture
À la suite du no 83 consacré au « lourd » et du no 84 au « léger », ce numéro sur le réemploi vient clore une trilogie dédiée à une nouvelle vision sociétale induite par les changements climatiques. Ces trois numéros explorent ensemble une problématique où les aspects constructifs d’un bâtiment sont prédominants. On peut même dire que ces trois thématiques procèdent d’un même renversement : celui de penser le projet avant tout par sa matérialité.
La première étape de la conception d’un édifice procède habituellement par la mise en relation d’un site et d’un programme, avant de se pencher sur la matérialité. Ce numéro essaie de problématiser ce rapport en sortant de la dualité qui attribue à ces deux niveaux d’existence une autonomie réciproque et relative. Ce qui en ressort, c’est que les choix de matérialité ou d’éléments à réemployer sont effectués avant même la première étape de conception. D’ailleurs, certains commanditaires, tout comme certaines législations, exigent désormais que le projet intègre l’utilisation d’un matériau spécifique ou d’éléments issus du réemploi. Faut-il d’abord concevoir une idée, qui sera ensuite matérialisée ? Ou, au contraire, partir des matériaux disponibles pour structurer une idée ? C’est précisément ce que problématisait Jean-Luc Godard dans son article « 6 fois 2, sur et sous la communication » :
« Dans un café, discussion de travail entre deux types qui se communiquent leurs sentiments et réflexions à partir de documents divers.
L’un part plutôt d’un système d’explication du monde qu’il démontre à l’aide d’images et de sons assemblés dans un ordre certain.
L’autre part plutôt d’images et de sons qu’il assemble dans un certain ordre pour se faire une idée du monde[1]. »
Ce numéro aborde le thème du réemploi à travers une pluralité de points de vue. Ce thème est aujourd’hui une préoccupation majeure, issue d’une réflexion sociale plus large sur l’économie circulaire. Les enjeux évoluent rapidement, et le monde de l’architecture doit suivre cette dynamique. Un projet contemporain nécessite des stratégies capables d’embrasser des problématiques globales et transversales. Il implique de déjouer les a priori formels, de bousculer les acquis et de remettre en question les idées préconçues. Le recours à du réemploi demande qu’un bâtiment intègre un ensemble complexe de nouveaux paramètres : l’énergie grise, la provenance des matériaux réemployés, leur conformité à de nouvelles normes et leur résistance, etc. Il remet en question les pratiques de l’architecte qui se transforment. Les modes de conception sont appelés à évoluer, ce qui exige de nouvelles postures face à ces problématiques inédites.
Le réemploi oblige à penser le projet à travers sa matérialité, ce qui produit trois effets.
Le premier est lié au retour d’un discours centré sur la construction. Le rapport entre espace, structure et enveloppe redevient prédominant. La paresse de la conception avec le matériau fourre-tout du béton nous avait habitués à un certain flegme et à des automatismes constructifs. Aujourd’hui, les choix de matériaux conditionnent la mise en œuvre. On en avait presque oublié l’importance et la richesse des thèmes constructifs, qui, pour la plupart, déterminent le thème du projet. Louis I. Kahn partait d’un matériau pour produire une forme en lien direct avec ses caractéristiques propres et il aimait à dire que « même une brique veut être quelque chose », comme l’illustre parfaitement la fable : « Que veux-tu, brique[2] ? » Cette mise en avant de la logique constructive peut être comprise comme une « nouvelle sincérité architecturale », à inscrire dans la lignée du rationalisme constructif de Viollet-le-Duc, de la vérité constructive d’Auguste Perret ou du New Brutalism révélé par Reyner Banham.
Le deuxième effet est celui ce que l’on pourrait identifier comme une « confusion des temps ». Le réemploi suppose la réutilisation d’éléments fabriqués à des époques antérieures. Lorsqu’ils entrent en dialogue avec des parties résolument contemporaines, un mélange inédit des registres peut apparaître. Ces éléments doivent cohabiter non seulement sur le plan technique, mais aussi sur le plan esthétique. Généralement, les éléments réemployés portent les traces de leur temps : patines, irrégularités et imperfections. Les parties neuves, souvent plus précises et lisses, créent naturellement un contraste assumé. La confusion des temps naît du fait que chaque élément réemployé révèle son époque d’origine, produisant une superposition et un entrelacement de temporalités. Cette cohabitation brouille la lecture linéaire d’une œuvre et engendre une stratification temporelle où chaque composant raconte l’histoire de son propre temps. Elle ouvre ainsi la possibilité de narrations inédites. Il ne s’agit pas de reproduire artificiellement des époques révolues, comme le faisait l’architecture analogue, qui s’inspirait de formes urbaines ou architecturales existantes pour évoquer souvenirs, symboles et archétypes, mais plutôt d’assumer le choc des qualités propres à chaque partie construite, et de faire de leur rencontre un assemblage souvent inédit.
Le troisième effet implique le fait que le réemploi oblige à penser la matérialité en vertu de sa puissance imaginante. Les éléments de réemploi ont souvent des caractéristiques formelles et techniques qui contraignent à envisager le projet de manière spécifique. Ils ont le potentiel d’objets trouvés. Le Corbusier prétendait que leur plasticité constitue « un stock de valeurs éloquente[3] ». André Breton parlait alors d’une « attraction du jamais-vu[4] ». Les éléments de réemploi seraient-ils « les nouveaux objets à réactions poétiques[5] » ? Leur vocation est d’enrichir l’imaginaire du projet, et d’ouvrir la voie à de nouveaux modes de mise en œuvre régénérant le langage architectural.
Adrien Besson
[1] Jean-Luc Godard, « 6 fois 2, sur et sous la communication », in Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 1 : 1950-1984, Alain Bergala, Cahiers du Cinéma, 1998, p. 387-400.
[2] « Quand vous pensez à la brique, vous lui demandez : “Que veux-tu brique ?” Et la brique répond : “J’aime l’arc”. Et si tu dis à la brique : “Écoute, les arches sont chères, et je peux utiliser un linteau en béton sur une baie. Que penses-tu de cela, brique ?” Et la brique dit : “J’aime l’arc.” Et c’est important, voyez-vous, que vous honoriez le matériau que vous utilisez. […] Vous ne pouvez le faire que si vous honorez la brique et que vous la glorifiez plutôt que ne pas lui rendre ce qui lui est dû », in Louis I. Kahn, Silence et Lumière, choix de conférences et d’entretiens 1955-1974, Éditions du Linteau, 2006.
[3] Le Corbusier, L’atelier de la recherche patiente, Paris : Vincent, Fréal et Cie, 1960.
[4] André Breton, “Équation de l’objet trouvé”, Intervention Surréaliste, no 1, Juin 1934.
[5] Le Corbusier, Entretiens avec les étudiants des écoles d’architecture, Paris : Éditions de Minuit, 1957.